Chroniques d’un accompagnant #11

Il y avait ce patient, que pour des raisons de confidentialité, nous appellerons Matthieu. On m’a demandé de le visiter, car à 94 ans, il a tenté de se suicider.

Après un séjour en psychogériatrie, il est de retour à l’EMS. C’est l’animateur qui s’est approché de moi et qui m’a demandé d’aller le voir. « Il n’a plus goût à grand-chose » qu’il me dit. « Ton soutien lui fera probablement du bien ». Matthieu ne sort plus, ne participe quasiment plus aux activités. Il est beaucoup en chambre, couché sur son lit. Dès avant de m’approcher de lui, je sais intérieurement que c’est le genre d’accompagnement que j’ai le plus de peine à aborder. Je suis tiraillé entre les attentes de l’équipe que je pense percevoir et le fait que je sais que je ne suis pas un sauveur et que tout ne dépend pas de moi : dans la relation, Matthieu a son mot à dire et sa part active à jouer. Et je sais d’expérience qu’il y a souvent un fossé qui se creuse entre un patient dépressif qui n’a plus goût à rien et une équipe qui tente de le motiver par tous les moyens. Les incompréhensions sont légions et ce sont les relations qui en pâtissent.

Lorsque j’arrive à sa hauteur, il est allongé sur son lit. Il se redresse en me voyant. Je me présente. Il se lève et me tend la main. « Enchanté monsieur ». Je lui demande s’il est d’accord que j’entre quelques instants pour discuter avec lui et faire connaissance, ce qu’il accepte volontiers. Il se déplace vers le coin salon de sa chambre où sont disposés deux fauteuils et un sofa, ainsi qu’une table basse. En fond, de la musique classique. Il m’invite à m’asseoir sur l’un des deux fauteuils et s’installe sur l’autre. Il s’assied, me regarde, et l’espace d’un instant, je suis sûr de l’avoir déjà vu. Pendant quelques secondes, je me concentre en essayant de me rappeler où j’ai vu ce monsieur. Lui se retourne pour saisir ses lunettes qu’il met sur son nez. Tout s’éclaire. Je ne l’ai en fait jamais rencontré. En revanche, avec ses verres, c’est le sosie de Stan Lee. Le lecteur de comics que je suis ne peut s’empêcher de le lui dire. Je lui explique que Stan Lee est un auteur qui a créé des personnages comme Spider Man ou Iron Man. « Ces types en culotte qui volent d’un bâtiment à un autre là ? Ce n’est pas pour moi ces trucs, je suis trop vieux. Le jour où je m’habille ainsi, c’est que je suis devenu gaga ». Il rit.

Rapidement, le rire laisse place à une ambiance beaucoup plus triste et pesante. Lorsque je lui demande comment il va, il m’explique qu’il n’en peut plus, qu’il est fatigué de vivre et qu’il a fait le tour. Il mime le geste de se couper le poignet et me dit : « on vous a raconté, je présume ». Je lui fais un signe positif de la tête. Je lui demande comment il se sent, et s’il n’a plus le sentiment d’avoir encore quelque chose à faire. « J’ai fait mon temps et j’ai plus envie de ne rien faire. Vous savez, là maintenant, tout ce que j’aimerais, c’est que mon cœur lâche. Mais lui, il ne veut pas ».

De fil en aiguille, il me parle des démarches qu’il a faites auprès d’Exit pour en finir. « J’ai les papiers ici, mais je suis un peu perdu, je ne sais pas dans quel ordre faire les choses. » Je lui dis : « si vous le souhaitez et si c’est important pour vous, je peux sans autre vous aider Matthieu. Mais, je dois en référer à l’équipe d’abord. Qu’en pensez-vous ? ». Il sourit et hoche de la tête. « Très bien, faisons cela, ça me convient bien. »

Le premier entretien dura encore une vingtaine de minutes. Une fois celui-ci terminé, je m’approchai de l’équipe soignante et faisait un retour quant à la demande de monsieur de faire appel à Exit. C’est une démarche habituelle dans cet EMS, et je savais que cela ne poserait pas de soucis. Après discussion, c’est finalement une membre de l’équipe de soin (également en contact avec son curateur) qui aidera monsieur au besoin. Je suis brièvement retourné vers Matthieu pour l’en informer, ce qui l’a soulagé.

Les semaines ont passé, sans que je n’aie de nouvelles quant à d’éventuelles suites par rapport à ces démarches. De semaine en semaine, j’ai continué à visiter Matthieu, toujours aussi las de vivre. Lors de nos entretiens, il y avait toujours de la musique classique en fond. Il a eu une longue carrière musicale. De trompettiste d’abord, puis de directeur de Brass band. Pendant 75 ans. Il aimait aussi le jazz… « Mais celui de mon époque. Votre jazz à vous, il est trop compliqué et pas assez accessible » qu’il me disait. Il avait un amour particulier pour la première symphonie de Brahms : « j’ai toujours laissé le choix des morceaux aux musiciens. Je venais en leur proposant des pièces et eux choisissaient parmi mes idées. Mais, la première symphonie de Brahms, c’est la seule que j’aie imposée. Quelle œuvre fantastique. »

Les semaines passèrent. Puis un jour que je me rendais à l’EMS sans visite agendée (heureusement), après quelques visites informelles en chambre, une infirmière m’a proposé d’aller voir Matthieu. « Il y a quelque chose de spécial ? » je lui demande naïf. « Oui plutôt, il part à 14:00 avec Exit cet après-midi. » Il était 10:00, et je ne m’étais pas spécialement préparé à cela. Je suis monté le voir. Il était souriant, apaisé et calme. « Je suis venu vous saluer avant le grand départ Matthieu ». « Ben ça, ça me fait plaisir. C’est bien de vous voir. ». Je lui demande comment il se sent : « ma foi, apaisé et calme. C’est plutôt bon signe ». Assurément, il était calme. J’étais partagé entre la conscience de la fin irrévocable qui aurait lieu quatre heures plus tard, et le soulagement de sentir Matthieu déchargé d’un poids. La suite de notre entretien fut calme. Nous avons beaucoup ri. Puis, après une quarantaine de minutes, je lui ai serré la main. « Bon voyage ». Il serra la mienne avec vigueur et me sourit : « merci, peut-être qu’un jour, on se reverra. On ignore comment c’est de l’autre côté ».

Matthieu avait choisi de partir avec les soignantes qui s’occupaient de lui pour qui il avait eu beaucoup d’affection. C’est touchant. À 14:00 ce jour-là, elles étaient en chambre avec lui pour l’accompagner. Moi, j’étais de service dans un autre EMS. J’ai quitté la patiente que je voyais à 13:55 et je suis allé m’asseoir dans le jardin au soleil. J’ai sorti mon téléphone, et j’ai lancé la première symphonie de Brahms en pensant à Matthieu. Il avait raison : quelle œuvre !

Merci pour tout Matthieu, bon voyage et bon vent.

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