Le bâtard de Nazareth

Un malade est-il coupable de son état ? demanda Jésus. Et un pauvre en esprit, d’être ainsi fait ? Faut-il ajouter de l’humiliation à son malheur ?
Il y eut un moment de silence.
– L’un de vous a-t-il jamais vécu l’exclusion ? S’enhardit Jésus. Savez-vous combien ce sentiment est douloureux ? La Loi exclut le faible, alors qu’il n’est pour rien dans sa faiblesse. Ne mériterait-il pas, plutôt, d’être secouru ? Le peuple juif tout entier était esclave en Égypte. Qui vous dit que demain, il ne le sera pas à nouveau, si les Romains décidaient de nous asservir avec plus de violence ?
Les quatre docteurs le regardaient, incrédules. D’où tombait ce tribun en âge d’être fessé ?

Le bâtard de Nazareth, p. 49

C’est le genre de lecture que j’apprécie. Non parce qu’elle va dans un sens ou dans l’autre. Non parce qu’elle confirme ou infirme une certaine grille de lecture. Mais, parce qu’elle propose une autre vision de Jésus à laquelle je peux me confronter. Comme Amélie Nothomb en 2019 dans « Soif » (que j’ai relu pour l’occasion), Metin Arditi reprend à son compte le personnage de Jésus dans une fiction qu’il a baptisé « le bâtard de Nazareth ». C’est publié chez Grasset en mars 2023. Pour mon plus grand bonheur.

Tout d’abord, posons que ce n’est pas un essai, mais un roman. Ce livre est avant tout une fiction, et c’est en tant que tel qu’il faut le lire. Chercher après simple lecture, à confirmer/infirmer ce qui y est écrit est une démarche caduque. Mais pour aller plus loin, j’ai eu envie de me confronter au propos de l’auteur. Lorsqu’on lui demande où se situe la frontière entre histoire et fiction, celui-ci répond : « je crois que tout ce que je dis s’est passé exactement en ces termes« . Et, de continuer : « je ne peux pas imaginer autre chose. Évidemment, je me suis basé sur des livres d’histoire, mais aussi beaucoup sur les évangiles. Certains épisodes des évangiles, je les intègre. D’autres, je les mets en cause« .

C’est ce qui à mon sens fait la force de ce livre. C’est la vision intime d’un auteur sur la personne de Jésus, mais apportée comme un roman de sorte qu’on ne tombe pas dans le piège de l’affirmation dogmatique qui prévaudrait sur les subjectivités d’autres personnes. Surtout, il ne s’attaque à rien : ni à Jésus, ni à une autre manière de l’envisager ou de le comprendre, ni à quiconque en particulier.

Metin Arditi l’assume pleinement : c’est le livre de Daniel Marguerat, « Vie et destin de Jésus de Nazareth » qui l’a inspiré dans sa démarche. C’est dans ce livre qu’il puise la matrice de son récit : l’idée d’un Jésus « mamzer » (=bâtard), fils illégitime d’un soldat romain nommé Panthera qui aurait violé sa mère, Marie, faisant ainsi d’elle une « sota » (=déviante), une impure. Rendant ainsi impure les descendants de Jésus sur dix générations. Daniel Marguerat nous explique donc dans son livre qu' »on ne peut s’empêcher de penser que sa propre condition de marginalité sociale a rendu Jésus sensible à la situation des marginaux de la société juive dont il s’approchera« . Un peu à la manière de Gandhi qui combat la discrimination et le racisme après les avoir vécus, Jésus aurait été rendu sensible à l’exclusion et à la marginalité par sa propre expérience de « mamzer », mis au ban de la société qu’il aurait été durant toute sa jeunesse. Une des hypothèses possibles si l’on part en quête du Jésus historique. C’est à travers ce prisme qu’Arditi nous propose de relire la figure de Jésus. Et, si certains se dépêchent de crucifier ce livre, parfois sans même l’avoir lu, au nom de leur foi, je trouve personnellement dommage de passer à côté de l’intersubjectivité que nous propose ce récit. La foi religieuse ne devrait en l’occurrence pas empêcher celui qui croit de réfléchir et de se laisser interpeler.

S’approprier Jésus

Cette démarche n’est donc pas étrangère à celle d’Amélie Nothomb qui lorsqu’elle publiait son roman « Soif », allant, elle, jusqu’à faire parler Jésus à la première personne, expliquait bien qu’elle n’a jamais prétendu détenir la vérité sur Jésus. Elle mettait en avant, dans une fiction, sa vision intime de cette figure qu’elle explique ainsi : « Comprenons-nous bien, je ne suis pas dingue au point de croire que je suis Jésus. Je sais bien que je ne suis pas Jésus. Ma légitimité à écrire ce livre venait tout entière de la profondeur et de la durabilité de mon obsession. Voilà près de cinquante ans d’obsession, c’est quand même pas rien. Et, c’était devenu une obsession, mais douloureuse. Comment accepter l’idée de la souffrance indispensable de Jésus ? Pour ce que je savais de la souffrance, et j’en sais un paquet, puisque comme tout le monde, j’ai beaucoup souffert, comment Dieu a-t-il pu vouloir ça, imposer ça à son enfant ? Comment une telle idée est-elle acceptable ? […] Comment régler une telle question, comment approcher un tel mystère ? Pour moi, il n’y avait qu’une seule façon d’approcher ce mystère, c’était d’écrire la passion du Christ à la première personne du singulier.« 
Écrire et lire de tels récits n’est ni plus ni moins qu’accepter d’entrer dans l’altérité : se savoir différent, tout en gardant l’humilité de ne pas penser que sa vision du monde est la seule vraie et juste. Amélie Nothomb continue : « je l’ai approché au maximum de ce que moi, je pouvais le vivre » […] « je ne prétends évidemment pas détenir la vérité sur Jésus. Évidemment que non. Mais, j’avais besoin de donner ma version d’être humain de ce mystère humain en l’incarnant à ma plume« . C’est la démarche que je perçois d’Arditi, lui qui non croyant, cherche la vérité sur Jésus, une vérité historique en l’occurrence, et décide de livrer sa vision : il croit certes que cela s’est passé ainsi, mais a l’humilité de nous le livrer sous l’étiquette d’une fiction. Il le dit d’ailleurs parfaitement lorsqu’il parle de Juda, qu’il met en scène comme le fondateur du christianisme : « Je le mets dans cette position, mais je lui mets les mots de Paul. Et ça, c’est évidemment le romancier qui adresse un clin d’œil au lecteur. Il n’y aura plus de juifs, de grecs, d’hommes, de femmes. Nous nous retrouverons tous en Jésus-Christ. C’est évidemment les mots de Paul« .

Jésus n’appartient à personne, autant qu’il appartient à tous. Pas plus aux croyants qu’aux incroyants. Et, si certains considèrent, comme François-Xavier Amherdt, qu’il s’agit d’un manque de respect pour les chrétiens, je considère personnellement que se saisir d’une figure, autant objet de foi soit-elle, n’est en aucun cas un manque de respect. Je sens au contraire chez Metin Arditi un respect et une tendresse certaine pour la personne de Jésus lorsque je l’écoute : « c‘est un titre (le bâtard de Nazareth) de tendresse, c’est un titre de justice pour reconnaître à Jésus le drame de son enfance. Vous savez, pendant très longtemps, moi, j’ai pensé que le pilier du christianisme, c’était la croix. En écrivant ce texte, je suis arrivé à la conclusion que peut-être, il y a deux piliers. Il y a la grande croix et la petite croix. Cet enfant a subi quelque chose qui l’a marqué pour toujours« . La vision de l’auteur est celle d’un Jésus qui, mu pas une blessure d’enfance, voue sa vie à exclure l’exclusion. Une lecture qui permet de donner un certain relief à l’enseignement de Jésus que l’on lit dans la Bible, et qui par conséquent, mérite qu’on s’y attarde.

J’ignore si ce livre est littérairement parlant un bon livre. Et je m’en fiche. Ce que je sais, c’est qu’il permet d’entrer en dialogue avec une image de Jésus autre, tout comme il permet d’entrer en dialogue avec l’image intérieure que je me fais de Jésus. Ce livre permet d’entrer dans l’altérité. Pour cela, je l’ai aimé et j’en recommande vivement la lecture.

Sources et pour aller plus loin

Metin Arditi, Le bâtard de Nazareth, Grasset, 2023.
Amélie Nothomb, Soif, Albin Michel, 2019.

Daniel Marguerat, Vie et destin de Jésus de Nazareth, Seuil, 2019.

Interview de Metin Arditi – Céline ses livres: https://www.youtube.com/watch?v=EItke9VnMs4
Interview de Metin Arditi à la Grande librairie: https://www.youtube.com/watch?v=RzOnxwfuURk&t=50s
Interview d’Amélie Nothomb à KTO TV: https://www.youtube.com/watch?v=GiV2ExXqWQs&t=535s
Interview de Metin Arditi à la RTS: https://www.rts.ch/play/tv/19h30/video/19h30?urn=urn:rts:video:13998251&startTime=1501

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