Reconquérir le sacré

J’ai vu ce livre sur un étal de librairie. Je dois bien l’avouer, son titre m’a un peu aguiché. Tout est parti de là. J’ai ensuite écouté une interview de l’auteure dont j’avais déjà lu un livre précédent qui s’appelait « Insoumission française » que je n’avais pas trouvé réellement transcendant. Il s’agissait alors d’un pamphlet contre « les décoloniaux, les écologistes radicaux, les féministes primaires, les anti-sécuritaires pavloviens, les fous du genrisme et les islamo-compatibles » qu’elle juge être « une menace pour la France« . Cet ouvrage se terminait d’ailleurs déjà par un épilogue intitulé « le sacré comme projet ». « Reconquérir le sacré » se veut donc apparemment être la suite de ce précédent ouvrage, raison pour laquelle je me permettrai de l’évoquer dans cette chronique.

Un livre avec des imprécisions

Tuons le suspens d’entrée : j’ai trouvé dans ces deux livres une personne qui semble si sûre de ce qu’elle affirme qu’elle en oublie à mon sens d’apporter des arguments complets, valables et concrets. En lieu et place d’arguments construits, on retrouve tout un tas de citations, du name dropping, censé nous convaincre du bien-fondé de son discours, que j’ai personnellement trouvé assez vide. C’est probablement une très bonne journaliste et une excellente intervieweuse, en revanche, je pense que son activité d’essayiste est un cran en dessous. Et c’est bien dommage, car les objets de sa critique sont certes critiquables à certains égards, mais elle le fait mal. D’abord, parce qu’elle prend des exemples qu’elle érige en règle et qu’elle généralise, à l’image d’Assa Traoré ou d’Alice Coffin qu’elle cite comme exemple pour parler de l’intersectionnalité, occultant de fait un réel beaucoup plus large, et simplifiant et caricaturant à outrance une notion éminemment complexe et située dans l’espace et dans le temps. Aussi parce qu’il me semble qu’il y a dans son discours, sinon des imprécisions, au moins des vues totalement subjectives qu’elle avance comme des visions objectives. À titre d’exemple, prenons son intervention du mois d’avril 2023 à propos du Pape François où elle nous explique que la proposition chrétienne du Pape, ce n’est pas la « vraie » proposition chrétienne. Elle critique alors un discours d’humanité retrouvée au travers de l’accueil de l’autre en n’avançant comme argument que « ce n’est pas cela la proposition chrétienne » et affirmant que « depuis Vatican II il y a une sorte de dérive, de message dévoyé, et qu’il faudrait revenir à cette proposition chrétienne telle qu’elle a toujours été appréhendée« . Lorsque c’est dit rapidement dans un interview éclair de 15 minutes au milieu du bruit assourdissant des médias, ça peut convaincre (et encore). Mais posé ainsi par écrit, on se rend bien compte de la vacuité du propos : elle ne dit rien d’autre en substance que « c’était mieux avant », sans expliquer pourquoi, ni comment. Aussi, elle opère un faux dilemme puisqu’elle limite la proposition chrétienne à celle du Pape versus celle d’avant Vatican II qu’elle défend par le prisme de la messe en latin comme héritage commun. Or, pour penser la proposition chrétienne, encore faudrait-il penser le christianisme dans son ensemble. Cela implique de sortir du seul giron catholique pour l’élargir à toutes les confessions. Mais aussi de sortir d’une vision purement institutionnelle pour penser la proposition chrétienne de manière plus large : rester figé dans une posture purement institutionnelle, c’est oublier tous les chrétiens qui ont quitté l’Église, sans pour autant avoir abandonné leur foi. Rappelons qu’à la base, la proposition de Jésus ne fut pas de créer une civilisation, ni même une institution religieuse, mais bien plus simplement un message d’amour du prochain et de paix, bien loin de considérations comme la messe en latin donc. C’est donc ce qui me fait dire qu’il y a confusion où imprécision dans son discours. Ce qu’elle appelle « proposition chrétienne » (terme qu’elle reprend dans son livre) mériterait au moins d’être défini correctement avant de pouvoir en parler. Et c’est là le reproche principal que je fais à son ouvrage « reconquérir le sacré » : j’ai le sentiment qu’il y a une confusion et une approximation dans l’utilisation même du terme central de son livre, « le sacré », aspect sur lequel je reviendrai plus tard. Ceci étant dit, on peut légitimement penser que par proposition chrétienne, l’autrice veuille dire « proposition religieuse institutionnelle ». Ce qui me conduit déjà à affirmer ceci : il y a un large écart entre l’institution religieuse, et celui dont elle se réclame et dont elle a dévoyé le discours. Sonia Mabrouk ne se réclame pas d’un Dieu, d’une spiritualité ou d’un maître spirituel que serait Jésus, mais d’une institution, matrice civilisationnelle de la France et de l’occident.

Alors, on pourrait jouer sur les mots et dire qu’elle ne précise pas complètement sa pensée. Mais approximation, il y a. Cela dès le début du livre. Sonia Mabrouk reprend, par exemple, à son compte les écrits de Max Weber, le sociologue allemand : « Dans l’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme, Max Weber décrit très bien cette rationalisation globale de l’existence qui conduit au désenchantement du monde. Une rationalisation qui nous empêche de comprendre que tout ne se prévoit pas, ne se quantifie pas et, in fine, ne s’explique pas. (p. 11) » Le problème ici est très clair. Jamais Weber ne déplore ce désenchantement du monde, terme ô combien connoté. Il parle bien plutôt de désacralisation, soutenant que le processus de rationalisation entraînait une désacralisation du monde, c’est-à-dire la perte progressive de la signification religieuse, mystique et magique dans la vie sociale. Weber croyait que dans les sociétés prémodernes, la vie quotidienne était imprégnée de croyances religieuses et de forces mystiques, ce qui conférait un sens profond au monde. Cependant, à mesure que la rationalisation progressait, ces croyances traditionnelles perdaient de leur importance, et la société devenait de plus en plus sécularisée et axée sur la rationalité. Parler de désenchantement comme le fait l’autrice, c’est aller un cran plus loin que l’auteur et lui imputer une intention qu’il n’a pas exprimée. C’est une projection qui confère au propos de Sonia Mabrouk un certain aplomb par un appel à un auteur faisant autorité. En l’occurrence, il est juste d’affirmer que Weber expliquait comment le religieux perdait du recul au profit du rationnel. Mais si pour certains, cela contribue à désenchanter le monde, pour d’autres (comme moi) comprendre le monde est ce qui contribue à l’enchanter toujours plus. Car en plus de me rendre toujours plus compte de la complexité du monde, j’ai le sentiment que chaque découverte et chaque réponse soulève de nouvelles questions. À tel point que j’aurais plutôt tendance à penser que c’est la rationalité qui tend à me rendre humble plus que le mystère volontaire prôné par l’autrice du livre d’abord. Et, que si désenchantement il y a, ce n’est pas en raison d’une perte du sacré, mais d’un manque d’investissement des humains pour réenchanter le monde. Ainsi, de manière générale, je n’arrive pas à cerner la frontière entre l’opinion de l’autrice et de ceux qu’elle convoque, et cela me dérange.

Elle utilise enfin certains noms pour convaincre le lecteur, omettant de dire qu’il y a d’autres possibilités, nous enfermant dans des points de vue très tranchés, raison pour laquelle je parle de name dropping. Par exemple, elle cite Mircea Eliade, auteur référence à mes yeux, mais controversé, pour nous dire que selon lui, l’homme ne vit qu’au travers du sacré. Tout d’abord, remettons cet auteur dans son contexte : son livre « le sacré et le profane » est édité en 1957, et c’est dans cette époque qu’il faut le lire pour vérifier si l’on peut transposer ce qu’il affirme sur notre monde contemporain. Ensuite, Eliade affirme effectivement que le sacré et le cadre qu’il induit, permet à l’homme religieux de définir ontologiquement le monde dans lequel il évolue, de lui donner du sens. La hiérophanie (la manifestation du sacré) permet de définir un centre, un absolu, autour duquel construire. Néanmoins, s’arrêter là, c’est oublier qu’il est possible d’accorder du sens aux choses en dehors d’une perspective sacrée religieuse. Ainsi, que nous injections tous une part de sacré dans nos vies est, je pense, une réalité ! Que le sacré religieux comme l’entend l’autrice redevienne central, se basant sur des vues datant des années 50, c’est je crois une mauvaise perspective. Si effectivement il ne faut pas nier nos racines et même les cultiver, je doute que s’y accrocher coûte que coûte et refuser l’entrée dans une ère postchrétienne où beaucoup de choses seraient à redéfinir soit la seule solution possible.

Sacré et croyances

Tout au long de l’ouvrage, Sonia Mabrouk fait appel à l’idée de lâcher prise, de cesser de « vouloir tout comprendre et tout maîtriser ». Pour elle, le sacré semble aller avec la croyance, raison pour laquelle elle oppose le sacré à la rationalité, et de manière plus explicite le sacré au progressisme. C’est d’ailleurs sur l’idée de croyance que se termine l’ouvrage. Ainsi, elle nous dit ceci : « Je ne crois pas en une vie après la mort simplement parce que j’ai besoin d’y croire, j’y crois car je ne peux me résoudre à l’absurdité d’une telle existence qui finirait sur le néant. J’y crois aussi car la voie du sacré m’a permis de voir plus loin que notre seule présence sur terre. Cette croyance me vient de haut et de loin. Finalement, je suis devenue ce que j’ai toujours été, à savoir totalement perméable au sacré. […] Je suis devenue sensible à la question de l’immortalité de l’âme. Une âme qui serait le pendant de nos actions ici-bas. Une âme dont il est difficile de parler en quelques lignes, tant il est compliqué pour nous, simples humains, de nous imaginer cette vie supraterrestre. Il n’y a pas de preuve qui puisse être apportée à cette existence. Mais il n’y a pas non plus de contre-preuve à la réalité d’une telle âme éternelle. Voilà pourquoi je m’y accroche en dépit de tous les scepticismes. […] Nos sociétés ont besoin de retrouver le goût de la transcendance, l’énergie de la verticalité, la conscience des images philosophiques, la marque du mystère, la beauté de la contemplation, la grâce d’une vie intérieure, la permanence des rites, la recherche de la vérité. Vraiment, il est temps de reconquérir le sacré. » (p. 127-128) De plus, elle affirme tout au long de l’ouvrage que le sacré n’est pas forcément d’ordre religieux pour finir par nous dire que le sacré se trouve finalement dans la proposition chrétienne telle qu’elle la comprend, à savoir la défense de nos racines judéo-chrétiennes, et le soutien du christianisme, ce que l’on soit croyant ou non. Elle nous parle d’accepter la grâce de croire dans le sacré.

Le problème, c’est qu’il y a ici à mon sens confusion entre sacré et croyance. La croyance est un acte de foi. Le sacré n’implique pas nécessairement une croyance, mais suppose en revanche un choix. Le sacré se choisit et ne s’accueille pas contrairement à ce que dit l’autrice. Ou tout du moins, il ne s’accueille plus en ce sens où la hiérophanie ne dépend plus des institutions ecclésiales et religieuses, mais dépend de chaque individu. Pour schématiser, nous sommes passés d’un modèle ou le sacré était édicté par l’Église et auquel on adhérait, que l’on accueillait, à un modèle individualiste dans lequel chaque individu, en son âme et conscience, choisit de définir ce qui est sacré ou non. Ainsi, ce que propose l’autrice est un retour à une vision corporatiste que l’on suit aveuglément sans se poser de question.

Cela transparait d’ailleurs dans la place que devrait avoir à ses yeux le christianisme dans notre société. Dans « Insoumission française », elle écrivait ceci : « L’homme moderne, sans faire forcément profession de foi, peut porter de manière féconde une vision de la chrétienté. À cette condition, un commun est encore possible. L’héritage chrétien ne doit pas être considéré comme un fardeau, mais comme un socle pour recréer du lien. […] la pensée chrétienne n’est [pas] simplement réservée aux croyants, au contraire, elle inclut les non-croyants et les croyants de toute confession. La philosophie du christianisme, différente de la philosophie chrétienne, permet de rassembler une communauté plus large que celle qui consisterait à se placer du strict point de vue de l’apologie du christianisme. En effet, cette philosophie nous évite de penser le christianisme en bien ou en mal pour nous situer sur le plan des ressources culturelles à partager (p. 124). » Puis, dans « Reconquérir le sacré », après avoir pourtant dit à maintes reprises que le sacré n’est pas forcément religieux, elle dit : « Tous les peuples ont besoin de sacré. Chaque famille, chaque individu devrait pouvoir ressentir une telle présence dans sa vie, de manière active et palpable. Pour cela, l’un des chemins à emprunter est celui qui passe par une reconnexion avec la religion chrétienne […] À l’évidence, une culture en manque de culte finit par s’éteindre. Pour éviter ce scénario, une reconnexion avec le socle chrétien est donc nécessaire. (p. 89)« . Si je suis le raisonnement de l’autrice, tous, y compris les non-croyants, devraient redevenir chrétiens, défendre la messe en latin et les anciennes traditions d’avant Vatican II, qui serait la vraie proposition chrétienne pour retrouver une connexion avec les racines de la France et de l’Europe afin d’en éviter l’effondrement total, causé par le progressisme (terme aussi utilisé de manière caricaturale). Je suis persuadé, à l’image de Klaas Hendrikse, que l’on peut adhérer à « une » proposition chrétienne sans être croyant au sens de l’existence de Dieu : il y a, je crois, un propos universel et qui peut transcender n’importe quel individu contenu dans les évangiles, indépendamment de sa croyance/non-croyance. On peut aussi participer à des offices, voire aimer chanter des cantiques traditionnels ponctuellement, sans pour autant adhérer aux dogmes et aux croyances chrétiennes. Beaucoup de personnes se rendent occasionnellement à des événements religieux (baptêmes, mariages) ou aux célébrations des grandes fêtes calendaires dans une démarche communautaire et collective large. En revanche, l’adhésion totale et la défense d’une religion ne peuvent pas, à mes yeux, n’être que culturelles. La religion et le culte impliquent par essence une démarche de foi qui va au-delà de la culture, sans quoi ils en seraient totalement désincarnés. De plus, pour prendre spécifiquement l’exemple de la messe en latin, je ne pense pas que cela soit un projet de société viable et pertinent. Si ceux qui l’affectionnent particulièrement souhaitent continuer à cultiver cette tradition, très bien. Je ne peux que les encourager. Mais vouloir en faire la promotion pour tous revient là aussi à désincarner la chose. Sans compter que la proposition chrétienne telle que je la conçois s’ancre dans le partage de la parole dans l’altérité. Quel partage de parole peut-il y avoir dans un rite dont on ne comprend pas un mot à moins de maîtriser le latin ?

Le sacré se choisit

Il y a un flou quant à la notion de sacré et ce qu’elle signifie. En même temps, je le comprends, car ambiguïté et complexité du phénomène, il y a. Le sacré représente en même temps ce qui est « réservé aux dieux » ou inspiré par eux. Mais le sacré peut aussi définir ce qui deviendrait « saint » (terme qu’il faudrait aussi définir) des suites d’une séparation. Dans tous les cas, il y a une idée sous-jacente de « mise à part », de consécration. Il est intéressant de noter que bibliquement, la profanation s’exprime par un mot qui signifie en hébreux « rompre l’enclos ». Dans tous les cas, qui dit sacré dit « mise à part », et interdiction y relative. Et qui dit interdiction dit transgression et donc violence.

Problème : il n’y a aucun moment où l’autrice nous donne réellement une définition de ce qu’elle entend par « sacré ». On ignore si elle se réfère à une définition religieuse, biblique, théologique, personnelle… Elle nous partage quelques bribes, mais sans aller au fond des choses : « Le sacré représente ainsi tout ce qui fait le lien au sein de la société, de sorte qu’un athée peut ressentir et être traversé par un fluide sacré sans adhérer à un quelconque dogme. (p. 14) ». « Tandis que le profane est représenté par le monde matériel tel qu’il nous entoure, le sacré renvoie quant à lui à un jaillissement de forces à la fois intimes et universelles (p. 41). » Le sacré demande à être sanctuarisé et à être maintenu, à demeurer (p. 53). Enfin, il est « tout ce qui légitime le sacrifice et interdit le sacrilège » (p. 65). Ces esquisses mettent tout d’abord en évidence un problème que j’ai déjà cité : le sacré ne s’accueille pas, il ne surgit pas par hasard dans nos vies. Décider en tant que société de sacraliser tel ou tel objet, valeurs cardinales, etc. est un choix conscient qui ne fait pas appel à un jaillissement ou à une intuition naissant d’une quelconque méditation.

Bien plutôt, le sacré se choisit. On définit ce qui est sacré et ce qu’il ne l’est pas. C’est un processus réflexif qui se doit d’être conscient et incarné. Pourquoi ? Parce que par extension, le sacré appel effectivement un interdit et une mise à part. Qui dit interdit, dit transgression, punition, et donc fatalement effusion de violence. Ce qui est paradoxale en un sens, car le sacré est la délimitation d’une zone au-delà de laquelle tout acte de violence est interdit, une zone où il y a quelque chose d’intouchable, d’absolu. Délimitant ce cercle pour justement endiguer la violence, on ne peut pas totalement l’empêcher, créant une limite transgressive. De plus, la manière dont le sacré a été manifesté par l’institution ecclésiale pendant des siècles a en soi généré de la violence physique, psychologique et émotionnelle, raison pour laquelle vouloir revenir à un sacré d’ordre religieux ou spirituel, ou en tout cas à celui-ci, me paraît être un plan perdu d’avance.

L’individualisme

Si problème il y a, il ne vient à mon sens pas du progressisme, de la rationalisation du monde, de la désacralisation en soi, mais bien plutôt de l’individualisme et de la perte de communs. C’est la perte de commun qui a induit la perte de sacré. En effet, la désacralisation et le délitement des institutions religieuses ont fait que le socle religieux commun à toute la société occidental s’est progressivement effiloché. Ce n’est pas un problème en soi. En revanche, ce qui est problématique, c’est que le commun perdu n’a pas été remplacé. Pire, ce sont tous les aspects de la société qui se sont individualisés. Si je suis pour la liberté de chacun, et pour que chacun puisse manifester le sacré là où il le souhaite effectivement, je pense qu’il faut remplacer le commun religieux que nous avons perdu par un autre commun. Quant à moi, c’est un constat que je fais de manière beaucoup plus large. Tout au long de notre évolution, nous avons rejeté des modèles, à juste titre, et j’en suis heureux. Le modèle patriarcal, le modèle religiocentré/théocratique, etc. Mais comme je le disais, nous n’avons pas remplacé ces modèles par de nouveaux, structurant. Et si je suis pour les libertés individuelles, je ne pense pas que « chacun fait ce qu’il veut indépendamment de tout modèle » soit un projet collectif viable. Le problème est que l’on est passé d’un collectif qui annule les individus à un individualisme qui nie trop le collectif, sans trouver un équilibre entre les deux.

L’individualisme, au sens de la perte de l’intérêt collectif au profit de la personne seule, est ce qui nuit au groupe, non la perte de sacré ou encore le progressisme. Julia De Funès le formule bien ainsi : « L’honneur, la politesse, l’élégance ou la décence et toutes les valeurs relationnelles qui considèrent l’autre comme une finalité sont supplantées par des finalités individualistes : la santé, le culte de soi, l’accomplissement personnel, le bien-être immédiat. Puisque les hommes ont à faire leur histoire, leur rapport au temps est par voie de conséquence moins fidèle à la tradition, au passé ou à tout ordre antérieur et davantage axé sur le présent et le futur. On mesure chaque jour combien le sens historique est dévalué au profit du « moment présent » et des générations futures. Les valeurs passées étant désaffectées et les œuvres passées étant revisitées sans vergogne (cancel culture), le présent et le futur sont d’autant plus investis. La méditation, concentrée sur le moment présent, et le développement personnel, proposant des recettes immédiates, prennent évidemment le pas sur toute autre forme de savoir et de morale inscrits dans le temps long. […] Le « il faut » de la morale traditionnelle a cédé la place au « respecte qui je suis ». L’interdit irréfragable, le renoncement à soi-même et le désintéressement pur ont cédé le pas à la permissivité, à l’intérêt personnel et aux égards identitaires les plus complaisants. Il y a moins une éthique de l’autre et de l’empêchement qu’une éthique de l’être-soi et de l’épanouissement. Le temps du sacrifice au nom de plus grand que soi est révolu.« 

Et c’est peut-être le seul point sur lequel je rejoins Sonia Mabrouk : j’attache une importance certaine à l’histoire et aux traditions. Nier le passer pour ne se concentrer que sur le moment présent et sur le futur, c’est se condamner à ne vivre que par le prisme de son propre centre en faisant abstraction du collectif. Je pense que pour savoir où l’on va, il faut savoir d’où l’on vient, s’inscrire « à la suite de ». À ce titre, mon terroir et son histoire, l’histoire de ma famille, sont des choses que j’aime profondément. L’écoute des plus anciens, un certain attachement à des traditions qui auraient du sens pour tout le collectif ainsi qu’un ancrage communautaire sont des choses auxquelles je suis attaché. Cela contribue il me semble à la structuration équilibrée d’un groupe et de l’individu qui ne se considère pas comme le centre du monde. Ils font partie du bien commun d’une collectivité. Ainsi, comme elle, je pense que notre héritage est important, que nos racines sont importantes. En revanche, au contraire d’elle, je pense que s’y attacher et s’ancrer dans le passé à tout prix est une erreur et qu’il faut savoir faire du tri pour garder ce qui est bon et pertinent pour aujourd’hui. Car le problème, ce n’est pas la nouveauté en soi, le progrès en soi. Mais la nouveauté et le progrès hors de tout terreau, hors de toute continuité, et qui ne tient ni compte du passé, ni du présent et du contexte. Le progrès est problématique non en ce qu’il est progrès, mais en ce qu’il s’ancre dans une société individualiste qui tient trop peu compte de l’aspect collectif.

Mon sacré

Pour ma part, j’ai injecté du sacré dans ma vie, sans qu’il soit religieux. Ce sacré, ce n’est pas quelque chose que j’ai accueilli, mais quelque chose que j’ai choisi en mon âme et conscience. Ce sacré, ce n’est pas quelque chose qui m’appartient à moi seul, mais quelque chose que je partage dans les différents cercles sociaux auxquels j’appartiens. Ma famille, mes amis et la collectivité locale dans laquelle je m’inscris. Là aussi, il y a comme caractéristique qu’il fait partie d’un bien commun. Ainsi, plus que le sacré en tant que tel, j’ai l’impression que ce qu’il nous manque, ce sont des communs. Plus qu’une conquête ou une reconquête, je dirai que nous devrions plutôt nous les approprier ou nous les réapproprier. Surtout, les partager.

Peut-être et sûrement qu’un sacré est indispensable à la structuration d’un groupe. Mais contrairement à l’autrice, je ne pense pas que ce sacré doit être d’ordre religieux, spirituel ou surnaturel. Il ne tient qu’à nous de définir des valeurs cardinales comme sacraliser la vie humaine, l’intégrité d’un enfant. Il est possible aussi d’ériger un sacré citoyen dans certaines valeurs cardinales comme la démocratie, la liberté, l’égalité, etc. Mais encore une fois, ces zones d’interdits ne sont pas des zones qui demandent que nous attendions un jaillissement ou que nous accueillions ce qui advient en nous, mais que chacun se mette en marche pour définir ensemble ce qui est sacré et ce qui ne l’est pas. Comme je l’ai dit plus haut, le réenchantement du monde ne passe pas par un retour à un ordre ancien et l’acceptation de croyances aussi belles soient-elles, mais pas un investissement de soi dans ce monde. L’appel à la tradition, qui est un argument fallacieux, et la mise en veille en attente d’un surgissement, c’est un retour à une vision qui j’estime passive et passéiste. Sa proposition ne me convainc donc pas. Chantal Delsol a le bon sens de proposer « un christianisme sans chrétienté », là ou Sonia Mabrouk offre une proposition chrétienne qui me parait bien hors sol.

Sources et pour aller plus loin

Sonia Mabrouk – Reconquérir le sacré, L’observatoire, 2023.
Sonia Mabrouk – Insoumission française, L’observatoire, 2021.

Interview de l’autrice sur FigaroTV: https://video.lefigaro.fr/figaro/video/sonia-mabrouk-pourquoi-le-sacre-est-indispensable/

Julia de Funès – Le siècle des égarés, J’ai lu, 2023.
Max Weber – L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Flammarion, 2002.
Jean-Jacques Wunenburger – Le sacré, PUF (que sais-je ?), 2019.
Chantal Delsol – La fin de la chrétienté, Cerf, 2021.
Collectif – Religion et spiritualité à l’ère de l’ego, Labor et Fides, 2015.

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