
Il y avait cette patiente, que pour des raisons de confidentialité, nous appellerons Delphine. Je rencontrais Delphine alors que je travaillais dans les unités de soin psychiatriques. Nous buvions alors un verre à la cafétéria avec d’autres patients.
Je vois de loin une femme arriver. Elle regarde dans notre direction et après une longue hésitation, finit par se diriger vers nous. « Salut Delphine » lui disent les autres. Delphine s’approche de moi et touche mes cheveux : « Je ne le connais pas celui-ci. Il a de beaux cheveux longs. J’aime bien les hommes avec des cheveux longs. Comme Robert Plant. » Elle s’assit en face de moi. Tout le monde discute de tout et de rien. Dans le flot des discussions, elle finit par me lancer : « Vous êtes infirmier ? » Je lui réponds que je suis l’accompagnant spirituel. Delphine fait une grimace et finit par pousser un cri qui ressemble à une expression de dégoût. En réalité, il me semble qu’explicitement, elle mime un réflexe émétique. Les autres rient. « Je n’aime pas les gens d’Église moi« , qu’elle lance. Plus tard, j’apprendrai que Delphine est un peu en marge dans les foyers. En effet, elle a tendance à être méchante, voire malveillante auprès de ceux qu’elle sait croyants, peu importe la religion/spiritualité dont ils se réclament. Franchement, notre relation paraissait plutôt mal embarquée.
C’est là qu’un autre patient me dit : « Delphine est amoureuse de Robert Plant. Toi aussi Jérôme, tu aimes Led Zeppelin, non ? » À ce moment précis, le visage de Delphine s’est tourné vers moi, les yeux brillants. « Ah oui ? Vous écoutez Led Zeppelin ? Quelle est votre chanson préférée ? Vous le trouvez beau Robert Plant ? » Soudain, l’accompagnant spirituel n’existait plus. Je suis devenu à ses yeux un vis-à-vis du simple fait que j’écoute Led Zeppelin. J’appris, au fil du temps passé avec elle, qu’elle vouait un véritable culte à Robert Plant. Elle avait dans sa chambre un dossier rempli de photos qu’elle avait imprimées. Si certains patients aimaient que l’on aille boire un café, ce qu’adorait et attendait Delphine plus que tout, ce qui la rendait heureuse, c’est quand j’arrivais vers elle avec une photo de son idole que j’avais imprimée puis plastifiée. J’ai encore dans les yeux l’image de Delphine qui m’attend dans le salon du foyer. Lorsqu’elle me voyait arriver, elle joignait ses mains et me faisait un sourire monstre.
Parfois, lorsque nous avions un entretien en chambre, nous écoutions une, deux ou trois chansons ensemble. J’ai vite compris que c’était une porte ouverte à l’expression de ses émotions. Finalement, cela s’est avéré être le lien avec toutes les questions existentielles qu’elle se posait et qu’elle n’a jamais pu explorer auparavant. Nous avons parlé d’elle, de sa solitude, de la mort, de sa tristesse, et même de son aversion pour la religion. Aversion qu’elle puise dans la conversion d’une amie qu’elle avait étant jeune et qui avait coupé toutes relations avec son cercle social selon les recommandations de son pasteur. Toutes ces discussions avaient comme point de départ l’écoute d’une chanson de Led Zeppelin. Progressivement, Delphine s’est même apaisée, au point d’aller s’excuser auprès d’un patient qu’elle avait insulté parce qu’il avait un crucifix dans sa chambre. Elle avait fini par comprendre que ses colocataires de foyer n’étaient pas son amie. Elle intégra aussi petit à petit que ce n’est pas parce qu’ils étaient croyants, qu’ils étaient responsables de la perte de lien. Vraiment, nous passions de bons moments, et voir Delphine évoluer comme elle évoluait, c’était un privilège.
Je n’ai qu’un regret dans cette histoire. Lorsque j’ai voulu aller parler à l’infirmière du travail que nous faisions avec Delphine, celle-ci m’a regardé, étonnée, et m’a dit : « Ah, j’ignorais que Delphine venait voir le pasteur… mais bon, si cela lui fait du bien de prier pourquoi pas ! » J’étais en colère. L’image qu’elle se faisait de l’accompagnant spirituel était tellement sclérosée, qu’elle n’écoutait pas ce que j’avais à lui dire. J’ai essayé de lui expliquer que cela n’entrait pas dans la démarche que nous avions entreprise avec Delphine, mais rien n’y a fait. J’ai beau ne pas être pasteur et lui avoir expliqué que je ne priais pas avec Delphine, qu’elle était athée, la soignante est resté focalisée sur ce qu’elle croyait, plutôt que d’écouter ce que j’avais à lui dire. Dans le dossier de la patiente, elle nota donc, à propos de nos entretiens : « prière avec le pasteur ». Les référents thérapeutiques étaient passés à côté d’un levier dans le lien avec Delphine. Ils étaient si persuadés de la connaître, qu’ils avaient rangé les discussions sur Robert Plant dans la catégorie « les obsessions de Delphine » sans jamais chercher ni à comprendre, ni à creuser.
Un jour, j’ai été déplacé dans une autre unité suite à des restructurations internes. J’ai dû prendre congé de Delphine. Une prise de congé qui s’est faite sans larmes, mais avec un brin de nostalgie de son côté. « Je préfère Robert Plant, mais je vous aime bien Jérôme » qu’elle me dit. Depuis lors, dès que j’écoute un morceau de Led Zeppelin, j’ai une pensée pour Delphine.
Belle entrée en lien, Jérôme! Selon les morceaux de Led Zep choisis, vous avez du passer un bon moment à écouter de la musique…
Ce qui me frappe à te lire, c’est que l’enfermement dans une croyance n’est pas l’appanage des croyants. Quelle tristesse quand nos certitudes sont un obstacle à la rencontre. Et pourtant c’est un piège qui nous guette tous.
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