Journal de bord #1 : La liste des ingrédients

Avant de me lancer dans une recette, je liste les ingrédients. Avant de me lancer dans mon grand projet de réfection, je dois donc lister les choses que je désire changer dans un premier temps, et dans quel ordre. C’est une tâche qui m’est assez aisée, car je sais déjà très bien où je veux aller.

La première chose est que je constate que je cours sans arrêt après le temps. Je ne fais pas tout ce qu’il y a à faire. Et, parfois, eh bien, je fais des choses qui ne sont pas nécessairement utiles. Je me réfugie derrière des justificatifs bidons : comme être père célibataire la moitié du temps, et que je passe mon temps à travailler et à m’occuper des enfants. Alors, le temps qu’il reste, j’essaie de me détendre comme je peux… et occasionnellement, je me perds dans des activités qui manquent de sens. Entre YouTube, Instagram, Facebook et WhatsApp, je passe beaucoup trop de temps sur mon téléphone. Les shorts, reels, le scrolling et les messages incessants des différents groupes et de certains de mes amis sont vraiment chronophages.

Dans ce que je souhaite en premier mettre en place dans ma discipline, il y a trois choses : reprendre le sport de manière régulière, lire des romans et écrire plus régulièrement. Concernant le sport, je ne suis pas assez discipliné à cause du manque de sommeil. Je veille trop tard et je suis fatigué trop souvent. Je dois donc augmenter mes heures de sommeil drastiquement, ce qui veut dire me coucher bien plus tôt et avoir mes huit heures par nuit. Pour ce qui concerne la lecture et l’écriture, il faut que je me distancie franchement de mon téléphone portable et des réseaux sociaux qui me prennent un temps fou. C’est LE facteur temps sur lequel j’ai le plus de prise.

Une fois que j’aurais ajusté ce premier point, je m’attaquerai à l’alimentation. Mon objectif est simple : revenir à une vie (que j’ai déjà vécue) où je ne consomme pas de produits transformés issus de l’industrie agroalimentaire. Dit autrement : ne manger que des produits faits maison ou confectionnés par des artisans, et de préférence locaux. Cela demande une bonne organisation et du temps pour cuisiner et de reprendre un meilleur contact avec mon terroir. J’aime cuisiner et bien manger : ainsi, une fois que j’aurais réglé le problème de l’agencement de mon temps, l’aspect alimentaire ne posera pas trop de problèmes.

Enfin, et cela sera le plus difficile, je pense, je dois perdre du poids, et sérieusement. Je pèse quasiment cent kilos pour 1,86 m. Comme j’ai de l’arthrose dans les chevilles, je dois limiter la charge que je mets dessus. Cela en plus du fait que je ne me sens plus à l’aise dans mon corps. Le sport régulier et le réajustement de l’alimentation aideront. Mais c’est grâce à la persévérance dans la discipline que je m’imposerai que je pourrai voir des résultats. Je souhaite descendre sous les nonante kilos.

Comment faire pour changer

Tout cela suppose des changements. J’ai la liste des ingrédients, il me faut une esquisse de recette : prendre des décisions et s’y tenir. Pour ma part, je pourrais terminer le paragraphe ainsi. Mais pour accompagner le début de mon parcours, je vais (re)lire le livre de Watzlawick, Weakland et Fisch, « Changements, paradoxes et psychothérapie ». Dans mon souvenir, il est surtout question de relations humaines, mais il me semble qu’il y a des choses intéressantes à appliquer pour soi-même.

J’ai regardé un peu s’il y avait des titres à la librairie dans cette optique. Mais je ne suis tombé que sur des livres de développement personnel. Et je dois bien avouer que ce n’est pas quelque chose qui m’intéresse particulièrement. On m’a proposé des livres de Eckart Tolle, de Louise Hay et quelques autres. On m’a aussi proposé des livres qui présentaient des recettes miracles pour le cerveau… Où l’on me propose de le « libérer », le « booster » ou encore le « hacker » pour faire ressortir tout son potentiel. La promesse est à chaque fois la même : des résultats visibles, rapidement. En réalité, à en croire les 4ᵉ de couverture, il suffirait de lire 300 pages pour que ma vie soit transformée.

La philosophe Julia de Funès, dans son livre développement (im)personnel démontre bien l’imposture et le problème de tous ces coachs souvent autoproclamés. « Comment se « développer » quand on est sans cesse enveloppé par des coachs ? Comment devenir une personne par la dépersonnalisation de ces techniques pour tous ? On ne peut avoir le beurre de l’indifférenciation et l’argent du beurre e l’individualité. Le « moi » du développement personnel se retrouve vite dévitalisé, pasteurisé, sans substance existentielle, tel un spectre tenant de remplir vampiriquement le gouffre qu’il est devenu en cherchant des résidus de vie dans ces ouvrages ou ces paroles de coachs, qui mettent la pensée sous cloche, en misant sur la focalisation narcissique, le rappel à la norme et au conforme. » En se fondant sur trois livres best-seller du genre, elle démontre comment le développement personnel est en réalité une sorte de bouillie prémâchée qui ne permet pas de grandir réellement. Celui-ci se fonde sur des mythes comme l’idée que l’on peut se développer seul, indépendamment de considérations psychiques, psychologiques, sociales et historiques dans lesquelles nous évoluons. Pas étonnant donc que ce genre ait explosé en parallèle des réseaux sociaux, et qu’il soit corrélé à des mythes tels que le « self made man » ou à l’horizon indépassable d’entrepreneuriat et d’indépendance financière.

L’aspect le plus charlatan de ces livres est la temporalité qu’ils proposent pour le changement. « 5 leçons pour… », « 4 semaines pour changer… », « 12 jours pour… », etc. Un changement, c’est quelque chose qui prend du temps, qui s’ancre dans la durée. Or, « nous ne pouvons nous saisir qu’à travers la durée ! » Et, l’autrice d’ajouter que « la fidélité, l’effort ou le devoir, présupposant l’idée de temporalité, de prolongement dans le temps et de dépendance à l’égard d’autrui, deviennent des valeurs décadentes. » C’est le règne de l’individualisme, de la rapidité, du mythe du moi autonome et autosuffisant… très peu pour moi donc. Un changement stable et durable préfère une réalité difficile qu’une illusion réconfortante.

Libérer son potentiel

Un mot aussi sur ces auteurs, étrangement jamais neuroscientifiques, qui nous promettent de libérer le potentiel de notre cerveau pour nous rendre plus efficaces, libres ou que sais-je encore. Albert Moukheiber, vrai neuroscientifique, à la fin d’une conférence sur le cerveau, nous dit ceci : « J’aurais aimé vous donner des astuces pour éviter les biais cognitifs. J’aurais aimé vous donner des astuces […] pour voir ce qu’il faut voir et pas ce que l’on croit. Mais je n’en ai pas, parce que […] le cerveau, c’est un organe très complexe. Si je viens et que je vous dis que vous pouvez changer au bout de quinze minutes, je serais en train de vous mentir. Et ce n’est pas vraiment souhaitable. Imaginez qu’on puisse changer en une semaine ou en deux semaines. Si on était seul, ce n’est pas un problème. Mais les humains, nous sommes des êtres sociaux. On a besoin d’interagir. Donc, on a besoin d’une certaine stabilité. Si un jour, je suis calme, le lendemain colérique, le troisième jour flemmard, vous auriez du mal à communiquer avec moi et j’aurais du mal à communiquer avec vous. Parce qu’on a besoin de garder certains repères. Et, donc, on ne peut pas vraiment changer vite. Notre cerveau suit une temporalité différente de notre société. On est dans une société où c’est très facile d’avoir une gratification instantanée. Je veux quelque chose, je peux l’acheter. J’ai faim, je peux aller au supermarché, je mange. Mais notre cerveau est beaucoup plus lent. Il suit une temporalité plus lente. Il suit une temporalité plus complexe. Et donc, je sais qu’on peut vous promettre des fois de libérer votre cerveau. De débloquer votre potentiel latent. Malheureusement, on ne peut faire ça qu’à travers un travail long et des fois difficile. Parce qu’on a besoin de comprendre plein de choses et de nuancer la réalité. C’est beaucoup plus simple d’écraser la réalité, de simplifier les choses, de diviser le monde, de le polariser. Et, après, de se dire qu’on a tout compris, avec notre cerveau qui nous convainc de nos opinions. […] Mais on perd en richesse, on perd en nuances, on perd ce qui rend le monde intéressant.« 

Encore une fois, la clé, c’est la durée. Encore une fois, on voit que les soi-disant neurocoach qui nous promettent des changements rapides sont également les chantres de l’entrepreneuriat, de l’indépendance financière et probablement des défenseurs du mythe du self-made man eux aussi. Ce n’est donc pas un modèle de changement durable qu’ils proposent, mais un changement de mindset (pour reprendre leur langage) pour entrer dans une posture non réflexive où l’on applique des principes simplistes pour obtenir des gratifications instantanées. C’est une méthode pour servir certains objectifs à court terme, sans tenir compte des effets négatifs y relatifs. C’est d’ailleurs un monde dans lequel le biais du survivant (dont je parle dans un autre billet) est souvent utilisé : on montre les modèles de prétendue réussite, occultant tous ceux chez qui ces méthodes n’ont aucun effet. Pour s’en convaincre, il suffit de mettre en parallèle le petit nombre de témoignages au regard du nombre d’exemplaires de ces livres écoulés. Le changement durable est donc un marathon et non un sprint. Et, le changement ne se fait pas seul. Jamais. 

M’est avis que j’ai bien fait de me donner une année. Parce que chaque changement risque de prendre du temps. Leçon numéro un : m’armer de patience et de persévérance.

Sources et pour aller plus loin

  • Julia de Funès, Développement (im)personnel – le succès d’une imposture, Editions de l’Observatoire/Humensis, 2019.
  • Albert Moukheiber, Votre cerveau vous joue des tours, Editions Allary, 2019.
  • A la découverte de notre cerveau, Albert Moukheiber : https://www.youtube.com/watch?v=u_soKgjGzrU
  • Samah Karaki, le talent est une fiction, Editions Jean-Claude Lattès, 2023.
  • Anthony Galluzzo, Le mythe de l’entrepreneur – défaire l’imaginaire de la silicon valley, Editions la Découverte, 2023.

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