Chroniques désabusées #1

C’est un autre format des chroniques d’un accompagnant que j’aimerais proposer ici. J’apprécie de parler des relations que j’ai avec mes patients avec légèreté et tendresse. Mais, il y a parfois des drames et des abus spirituels, des histoires qui finissent beaucoup moins bien. Dans une visée de sensibilisation aux abus spirituels et pour rendre compte d’une autre réalité de terrain, ce sont les histoires de ces patients lésés que j’aimerais raconter. Car même s’ils ne sont pas majoritaires (heureusement), ils existent.

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C’est l’histoire d’une patiente que j’ai connue en addictologie. Une jeune femme de 30 ans, qui arrivait dans l’institution pour des problèmes d’alcool et de stupéfiants. Comme elle était chrétienne, d’obédience plutôt évangélique, elle s’est approchée de moi qui était accompagnant spirituel. Lors de notre premier entretien, elle s’est simplement présentée et m’a expliqué comment la foi chrétienne était une ressource à ses yeux. Très rapidement, elle m’a parlé de son cousin et de comment il fut délivré de l’alcool. Un garçon d’à peu près son âge, qui fumait des joints et quelques cigarettes. Celui-ci a décidé un jour de s’avancer à l’appel d’un prédicateur dans une église. Ce dernier lui a affirmé qu’il était guéri de toutes ses addictions, ignorant que l’addiction est une maladie et que peut-être ce jeune homme n’était pas malade. Toujours est-il que, convaincu d’avoir été guéri, il en a parlé autour de lui, notamment à sa cousine qui y a vu un espoir.

Cette dernière, ayant vécu rechute sur rechute, prit alors la décision d’elle aussi franchir les portes d’une église. Elle décida de se rendre dans une grande église apostolique afin de demander que l’on prie pour elle. Les responsables ne se sont pas fait prier et intercédèrent avec conviction. Ils lui assurèrent entre autres que son addiction était guérie par la foi et que si elle était malade, elle pouvait se saisir de la guérison de son corps par la foi également. Atteinte d’un papilloma virus et anxieuse, car il y eut des cas de cancer dans sa famille, elle quitta cette réunion, persuadée qu’elle avait été guérie et qu’elle pourrait enfin croquer la vie à pleines dents.

Deux jours plus tard, elle fit une rechute après laquelle elle décida de retourner voir un des responsables de l’église qui avait prié pour elle. Lors de ce second rendez-vous, les proclamations fusèrent et se voulaient encore plus grandes : il fallait combattre en faisant preuve d’encore plus de foi. Non seulement elle allait guérir, mais le pasteur a alors proclamé une restauration de son état psychologique, somatique et social. Il a saisi par la foi la prétendue volonté de bonheur de Dieu pour elle et lui a affirmé qu’elle trouverait un travail et que Dieu allait restaurer sa situation. Situation qui s’est vue devenir très précaire avec l’enchaînement d’alcoolisations massives et l’abandon de son emploi et la perte de liens sociaux. Gonflée à bloc, elle a quitté la réunion, débordante d’espoirs.

Trois jours plus tard, elle fit une nouvelle rechute avec une nouvelle alcoolisation massive. Elle rappela un des responsables pour lui demander ce qui se passait. Elle ne comprenait pas pourquoi elle avait rechuté alors qu’elle avait saisi sa guérison par la foi. Réponse de son interlocuteur : « nous avons prié deux fois. Si rien ne se produit, c’est qu’il y a un problème à régler chez toi. » Cette phrase a été comme un coup de massue. Elle s’est alcoolisée à nouveau fortement et quelques jours plus tard, elle a été transférée dans une unité de sevrage, avant d’arriver chez nous.

Elle fut placée dans un atelier où un collègue chrétien devint son référent. Celui-ci était aussi d’obédience évangélique, à tendance plutôt pentecôtiste charismatique. Lorsqu’elle sut qu’il était croyant lui aussi, un dialogue s’est installé entre eux. Comme j’ai une tendance beaucoup plus libérale, je trouvais bien qu’elle puisse discuter avec une personne qui était de la même sensibilité qu’elle, mais qui pourrait l’aiguiller dans un processus thérapeutique réaliste. J’ai très vite déchanté : trois jours après son arrivée dans l’institution, mon collègue m’a appelé pour m’annoncer qu’il avait dit à notre jeune patiente que je prierais pour elle afin de couper spirituellement l’héritage de cancer qu’il y avait dans sa famille, et que je devais prier pour une guérison de son addiction et du papilloma virus, qui était toujours là.

Je me positionnais alors en disant que tout d’abord, je n’y croyais pas et que je ne pouvais donc pas prier dans ce sens. Et, que même si j’y avais cru, ce n’était pas mon rôle d’accompagnant spirituel. Mon mandat est d’aider les patients à cibler leurs ressources spirituelles, indépendamment de leur religion, confession ou spiritualité, pour les mobiliser dans le processus thérapeutique. Ce qu’il me demandait était le rôle d’un pasteur, et non celui d’un accompagnant spirituel (et encore moins celui d’un maître socioprofessionnel soit dit en passant). Mais surtout : il a dépassé son mandat institutionnel, s’est engagé pour un collègue sans lui référer sa demande au préalable et n’a absolument pas tenu compte du background de la jeune femme avant son arrivée dans l’institution. Errare humanum est, certes. Mais triple erreur professionnelle malgré tout.

Celle-ci, lors de son arrivée, avait sombré dans une culpabilité et une détestation d’elle-même comme j’en ai rarement vu. Avec comme raison première le fait qu’elle ne se considérait être une mauvaise croyante. En effet, la parole qu’a eue le responsable d’église lui a totalement coupé l’herbe sous les pieds : si elle ne guérissait pas miraculeusement, c’était sa faute à elle. Elle pensait qu’elle n’avait pas assez de foi et qu’elle avait des péchés qu’elle n’avait pas réglé. Alors, elle passait son temps à prier, du matin au soir, pour s’humilier et demander pardon, implorant Dieu de la guérir. Ce faisant, elle n’entrait pas dans le parcours thérapeutique que l’institution lui proposait et mettait en échec toute la structure. Je me rappellerai toujours une de ses interventions : « Je suis un obstacle à la volonté de Dieu pour ma vie. Je suis son ennemie. Je suis mauvaise. » Elle s’était convaincue qu’elle ne méritait l’attention ni de Dieu, ni des autres. Cette croyance s’est renforcée par mon refus de prier pour elle et pour une délivrance miraculeuse. 

Après plusieurs rechutes, elle a quitté l’institution. Je ne l’ai plus jamais revu et je n’ai pas eu de nouvelles. Comme la psychiatrie est un monde petit, ce n’est pas forcément bon signe.

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