Chroniques d’un désaffilié – Jésus, un homme de paille.

Ce dimanche 22 décembre, comme en 2022, je me suis rendu à la fête de Noël de l’Armée du Salut. Comme en 2022, mes enfants dansaient, une pièce de théâtre préparée par des jeunes a été jouée, des enfants ont chanté et nous avons eu une courte prédication de l’officier (le pasteur). Ce dernier nous a enjoint à réfléchir à son message. C’est donc ce que je vais m’atteler à faire. Je pense qu’il serait content de savoir que pendant environ quatre heures, son message m’a sérieusement fait réfléchir. Moins content peut-être sera-t-il des conclusions de ma réflexion. Je précise que ce billet n’est pas une réflexion ponctuelle à la prédication du jour, mais une réflexion générale dont cette prédication est une bonne illustration.

L’humanisme en question

Je ne vais pas revenir sur l’entier de son message, mais sur sa conclusion. En partant de la question du plus grand commandement, « aime ton Dieu et aime ton prochain comme toi-même », l’orateur arrive à la conclusion que sans Dieu, on ne peut rien faire (ce qui déjà en soi mérite que l’on questionne). Il continue et décide de s’attaquer au concept d’humanisme pour illustrer son propos, affirmant que ce concept, vis-à-vis duquel il s’inscrit explicitement en faux, prétend pouvoir faire le bien, sans l’aide de Dieu. Il affirme que l’humanisme avance l’idée que l’on peut faire le bien « par ses propres forces« . Cette prise de parole présente plusieurs points problématiques.

Pour réfléchir, il faut d’abord définir. Commençons par l’humanisme. J’ai fait le minime effort d’aller sur Wikipédia pour en lire la définition, qui est conforme à l’idée que je m’en fais : « Attitude philosophique qui tient l’humain pour la valeur suprême et revendique pour chaque humain la possibilité d’épanouir librement son humanité, ses facultés proprement humaines. » Cette idée est aussi formulée ainsi : « Doctrine, attitude philosophique, mouvement de pensée qui prend l’homme pour fin et valeur suprême, qui vise à l’épanouissement de la personne humaine et au respect de sa dignité.« 

L’humanisme prend racine à la Renaissance, porté par des personnes qui ne se détournèrent pas réellement de leur foi chrétienne, mais qui cherchèrent plutôt à l’allier à l’héritage gréco-romain. Jusqu’alors, le monde n’était perçu que comme création divine par le prisme de l’idéologie dominante, celle de l’Église. Les humanistes envisagent alors le monde plutôt comme un objet que l’intelligence humaine peut comprendre, transformer et interpréter grâce à la raison et à l’expérience. Cela s’exprime dans une période charnière de l’histoire et prend racine dans la redécouverte de textes antiques, l’invention de l’imprimerie, la critique de la scolastique médiévale, le développement des sciences expérimentales et la montée de l’idée de singularisation des êtres humains.

Au siècle des lumières, l’humanisme se défait de l’idée de la volonté divine. Ce qui prime dès lors, c’est de s’appuyer sur sa raison humaine pour se déterminer soi-même. Copernic, Galilée, Newton et d’autres montrèrent que le monde obéit à des lois naturelles plutôt qu’à l’idée d’une volonté divine. À l’époque, la science s’appuyait de plus en plus sur l’observation et l’expérimentation, conduisant ainsi l’humain à être curieux et à réfléchir plutôt qu’à accepter le dogme. De plus, les tensions issues de la Réforme et de la Contre-Réforme sapèrent l’autorité absolue de l’Église, encourageant une réflexion plus personnelle et critique sur la foi. Le développement d’une pensée indépendante des dogmes religieux favorisa une vision de l’homme comme maître de son destin. En parallèle, s’est développée avec des penseurs comme Descartes, Locke et Spinoza l’idée que la puissance de la raison humaine permettait de comprendre le monde. De leur côté, Rousseau, Voltaire et Diderot mirent l’accent sur la notion de liberté, d’égalité et de la capacité des humains à progresser moralement et intellectuellement.

Une critique vis-à-vis de l’Église s’opère, mais également vis-à-vis des monarchies absolues, encourageant une réflexion sur les droits et les responsabilités des individus, en lien avec cette impulsion de liberté. L’idée que tous les individus possèdent des droits inaliénables renforce une vision autonomiste de l’être humain. Toutes ces idées sont rendues communicables grâce à l’imprimerie qui a permis une large diffusion des textes philosophiques, scientifiques et politiques, les rendant accessibles à un public plus large. En parallèle, les salons, cafés et académies deviennent des lieux de débat et d’élaboration de cette nouvelle vision de l’humain. Les conflits religieux du 16ᵉ et du 17ᵉ siècle apportèrent une lassitude générale face aux dogmes et à une quête de valeurs universelles fondées sur la raison. Les révolutions anglaise, américaine et française illustrent le pouvoir de l’humain à se libérer de la tutelle divine ou monarchique pour établir ses propres lois.

Une fois l’histoire considérée, on réalise que l’idée de faire de l’humain une fin et une valeur suprême est une suite logique des différentes prises de conscience et découvertes de l’époque et non une « volonté de faire le bien par ses propres forces ». Ainsi, ce qu’a exprimé l’officier est une déformation de ce qu’est l’humanisme, qui repose sur une mauvaise compréhension de cette notion. L’humanisme n’est pas une revendication arrogante, mais une démarche intellectuelle et culturelle qui découle de plusieurs siècles de réflexion critique et d’expériences. Il s’inscrit dans une histoire longue et complexe marquée par des abus de pouvoir, des conflits religieux, des guerres et des dogmes étouffants. Ces expériences ont incité les penseurs à chercher des solutions fondées sur la raison, l’éthique et la dignité humaine plutôt que sur la théologie, la tradition et l’autorité de l’Église. Les abus de l’autorité temporelle (politique) et intemporelle (religion) ont montré les limites des croyances uniquement fondées sur la foi ou le pouvoir divin. Les humanistes ont voulu redonner à l’individu une place centrale dans la réflexion et l’action, non pour nier Dieu, mais pour valoriser la responsabilité humaine. Reléguer cette démarche à une volonté arrogante est malhonnête.

Il n’y a donc pas prétention à « faire le bien par ses propres forces » lorsqu’on se dit humaniste. Il y a la volonté de mettre l’humain au centre (certes à la place de Dieu), et de chercher comment on peut moralement agir en s’appuyant sur la raison, l’expérience et une capacité à réfléchir individuellement ET collectivement. L’humanisme s’efforce de dépasser les divisions religieuses et culturelles pour établir une base commune à l’humanité, ce qui ne signifie pas rejeter Dieu intrinsèquement, mais reconnaître que les lois morales peuvent être comprises et appliquées indépendamment des croyances personnelles.

Le sophisme de l’homme de paille

En poursuivant la réflexion, j’ai le sentiment que ce que fait l’officier ici est un sophisme de l’homme de paille. Ce type d’argument fallacieux consiste à caricaturer ou à déformer (consciemment ou non) la position ou l’idée d’un adversaire pour en faciliter la réfutation. En décrivant l’humanisme comme une prétention arrogante de pouvoir faire le bien, il caricature une idée en déformant ses prémices. Certes, en mettant l’humain au centre, à la place de Dieu, les humanistes renversent les valeurs de l’Église. Mais, sa description est un raccourci, puisque la prétention n’est pas de « faire sans Dieu » ni de « faire le bien ». L’humanisme de la Renaissance valorisait la raison humaine tout en restant profondément chrétien, et l’humanisme des Lumière n’était pas une simple négation de Dieu mais une tentative d’ancrer une éthique et une pensée en réaction aux abus du pouvoir religieux.

Ainsi, à aucun moment l’humanisme ne prétend que les humains sont parfaits ou qu’ils peuvent toujours faire le bien sans difficultés. Il cherche plutôt à comprendre comment les humains peuvent vivre de manière éthique et responsable grâce à leur capacité à raisonner, à dialoguer et à coopérer. Ainsi, l’humanisme n’est pas un individualisme arrogant qui ne part qu’à partir de soi, mais bel et bien un élan qui part de soi pour aller vers l’autre humain, revenir à soi, et ainsi de suite dans un cercle vertueux. Que cette volonté de retirer Dieu du centre et d’y placer l’humain dérange un religieux, je le conçois parfaitement ! Mais, ce n’est pas une raison pour faire dire à cette notion ce qu’elle ne dit pas.

Remontons encore dans l’argumentaire du prédicateur. Une des prémices qui lui permet d’arriver à sa conclusion est que « l’on ne peut rien faire sans Dieu« . Ici se déploie assez basiquement une lecture littérale de l’évangile de Jean (Jean 15,5) où Jésus dit aux disciples qu’ils ne peuvent rien faire sans lui. Considérant qu’il y a pluralité d’interprétations possible du texte biblique, il me suffit de dire que l’officier ici affirme simplement sa croyance et sa lecture de manière péremptoire sans tenir compte du fait qu’il y aurait potentiellement d’autres grilles de lecture que celle qui prend le texte au mot pour l’appliquer de manière littérale sans mettre en œuvre une démarche d’interprétation. Ainsi, se déploie un sophisme homme de paille, lui-même développé sur une prémisse fragile, puisque reposant uniquement sur une croyance, sans preuve ni source, et réfutant implicitement et de manière péremptoire toutes les autres grilles de lecture.

L’homme de paille, une pratique courante

L’homme de paille est une pratique courante dans le monde et qui s’épanouit pleinement dans les milieux religieux où il est malheureusement très efficace. J’en ai rencontré et en rencontre encore au quotidien. Comme certaines idées sont juste trop dures à combattre par le prisme de la foi et des croyances, en restant sur le plan des idées, déformer une idée pour affirmer ensuite son point de vue est un procédé simple (et simpliste), mais qui fonctionne très bien. Voici quelques hommes de paille que j’ai déjà pu entendre à de nombreuses reprises :

  • « Ceux qui défendent la théorie de l’évolution disent que l’homme descend du singe, ce qui est ridicule. » La théorie de l’évolution ne prétend pas que l’homme descende du singe, mais que les humains et les autres primates partagent un ancêtre commun. En caricaturant la théorie, il devient plus facile de la combattre.
  • « La théorie de l’évolution n’est justement qu’une théorie« . Il s’agit d’un homme de paille sémantique, puisque ceux qui l’utilisent assimilent le mot « théorie » à un sens d' »hypothèse ». Or, en science, une théorie ne signifie pas la même chose qu’en langage courant. En science, une théorie est une explication systématique et bien établie d’un ensemble de phénomènes. Elle est établie sur des observations, des expérimentations, des preuves empiriques et des principes logiques. Précisément parce qu’elle est une théorie, la théorie de l’évolution est extrêmement solide. Ce n’est pas qu’une hypothèse. Elle est démontrée et vérifiable.
  • « Les athées disent que la morale n’existe pas, puisque sans Dieu tout est possible et permis. » Les athées soutiennent que la morale peut être établie sur la raison, l’empathie et les normes sociales, indépendamment de la croyance en Dieu. Lier l’athéisme à une absence totale de morale est une déformation.

Ces hommes de paille, qui sont des arguments fallacieux, ont une portée bien précise : faire adhérer les auditeurs à notre point de vue. On utilise des arguments fallacieux parce qu’on veut convaincre. En disant que sans Dieu, on ne peut rien faire et en affirmant que l’humanisme est une aberration parce que prétendre faire le bien par ses propres forces et non par celles de Dieu est impossible, l’orateur tente de convaincre son auditoire à adopter une nouvelle façon de penser. Laquelle ? Nous sommes à la fête de Noël du village, conduite par l’Armée du Salut, mouvement qui s’inscrit dans le Réseau évangélique suisse et prêchant ce qu’ils appellent la bonne nouvelle du salut. Cette prédication veut proposer à l’auditeur qu’en choisissant de se convertir au Christ, il obtient la vie éternelle par grâce divine. L’Armée du Salut est un mouvement dans lequel l’évangélisation est centrale. Les paroisses s’appellent d’ailleurs des « postes d’évangélisation », ce qui dit explicitement quel est leur projet : prêcher afin que le plus de monde croient, pour que le plus de personnes soient sauvées, ce qui est d’ailleurs un des principes clés sur lesquels reposent les animations proposées par les évangéliques (la croissance). Le projet de l’officier est donc un projet religieux expansionniste : le but est de faire adhérer un maximum de personnes à l’idéologie et aux croyances défendues par l’institution pour laquelle il officie.

Je n’ai aucun problème avec les croyances, même si elles sont différentes des miennes. Je suis accompagnant spirituel et je n’ai pour ainsi dire jamais rencontré de patient qui aurait les mêmes croyances que moi. Mes amis croient tous des choses différentes des miennes, certains même défendent des positions opposées aux miennes. Je ne critique donc pas la croyance de l’orateur en soi. En revanche, j’ai un problème avec le fait d’utiliser, consciemment ou non, des procédés rhétoriques qui font que des personnes adhèrent potentiellement au propos et décident de croire, mais pour ce que je pense être de mauvaises raisons. Il ne me parait pas déplacé de penser que croire en vertu d’une déformation d’un propos que l’on combat, c’est d’emblée partir avec une croyance extrêmement fragile. J’ai aussi un problème lorsque ce genre de discours s’exprime dans la bouche d’une personne qui est une figure d’autorité à qui d’autres croyants feront confiance en vertu de sa position. En l’occurrence, il s’agissait ici de la fête de Noël de la région, organisée et conduite par l’Armée du Salut. L’assemblée était composée de personnes de la communauté salutiste et de personnes du village, pas nécessairement croyantes. D’où la volonté de l’officier à proposer un message qui place la foi chrétienne au-dessus de l’humanisme : il tente de convaincre les non chrétiens d’adhérer à son idéologie, et conforte les chrétiens dans leur choix. Ce faisant, il propose une conversion qui repose sur un argumentaire trop facilement déconstruit et qui entrainerait donc une foi ne reposant que sur un sophisme, tout en donnant des éléments de langage aux croyants qui ne sont que lieux communs et idées reçues.

Le rejet des idées non chrétiennes

Cette idée de dévaluer intrinsèquement l’absence de Dieu est courante dans la sémantique chrétienne. Lorsque j’étais au centre de formation de l’Armée du Salut, dans le cadre du module de travail social, nous avions comme tâche de réfléchir à la pensée d’un auteur. Je me suis tourné vers Albert Jacquard, penseur humaniste et athée, pour créer des ponts de dialogue et de réflexion avec le commandement d’amour du prochain et le déploiement du travail social de l’Armée du Salut en Suisse romande. La seule réflexion que mes camarades de l’époque, aujourd’hui d’ailleurs tous officiers de l’Armée du Salut, ont pu me faire est : « tu as vraiment besoin de faire ton intéressant et d’aller chercher des non-chrétiens comme référence ? »

Lorsque l’officier remonte sur l’estrade après son message, il précise qu’il ne souhaite ni culpabiliser ni juger, mais simplement inviter à une réflexion. Cependant, en sous-entendant que toute démarche tournée vers l’autre, si elle se faisait sans Dieu, ne saurait pas être pleinement désintéressée ou véritablement bonne, car dépourvue de la présence divine, il renvoie implicitement l’idée que les actions bienveillantes de ceux qui ne croient pas en Dieu sont, à ses yeux, moins légitimes ou moins valables que celles entreprises par des croyants. Il induit une hiérarchie de valeurs et est donc dans le jugement. Une logique semblable transparaît dans le discours de Paul Young lors de la soirée Dignity, où il affirmait que la restauration après une violence sexuelle était impossible sans Dieu. Dans les deux cas, il est suggéré que la même action, ou la même démarche, aurait plus de valeur si elle incluait Dieu. J’appelle cela un amour excessif de soi, puisque cette posture valorise sa propre expérience au détriment de celle des autres, en ne s’intéressant pas à l’incarnation de l’expérience de l’autre. C’est de l’orgueil pur et simple.

Cela illustre parfaitement la difficulté de sortir d’un cadre de pensée où toute référence extérieure à la foi chrétienne semble suspecte ou est dévalorisée. Pourtant, il est enrichissant, et même nécessaire, de s’ouvrir à des perspectives différentes pour nourrir une réflexion authentique. Réduire l’importance de tels dialogues revient à restreindre la richesse d’une pensée pluraliste, en niant que des valeurs profondes et des démarches altruistes peuvent naître de sources variées, indépendamment d’une foi particulière.

En refusant d’accorder une pleine légitimité à ces voix extérieures, le discours chrétien risque de se refermer sur lui-même et de devenir imperméable à des échanges féconds. Un amour du prochain sincère s’enrichit dans une ouverture aux sensibilités et expériences humaines diverses, qu’elles soient ou non rattachées à une croyance divine. Hiérarchiser les intentions et les actes en fonction de leur lien explicite avec Dieu revient à affaiblir l’universalité du message d’amour prôné par le Christ, en introduisant une distinction qui n’a pas lieu d’être dans l’action sincère et bienveillante envers autrui. Ce n’est pas à sa croyance, sa théologie ou sa morale que l’on reconnait un arbre, mais à ses fruits. Qu’une personne qui fasse le bien soit croyante ou non m’importe peu, si c’est une personne de bien.

En conclusion, ce genre de prédication ne rend pas service à la foi.

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