La machine sémantique, partie 3 – les biais cognitifs et la pensée critique

On parle beaucoup de spiritualité et/ou de religion, mais beaucoup moins de pensée critique. Il y a beaucoup d’obéissances, peu de discernement. Beaucoup de récits, très peu d’analyses. Ce décalage n’est pas neutre. Il est structurant. Car il ne s’agit pas d’un simple oubli ou d’un manque de formation : il s’agit d’un système. Depuis plusieurs années, j’observe cette machine sémantique, ces dispositifs discursifs qui, dans certaines institutions religieuses, réencodent toute critique selon des schémas préétablis – et parfois même réencodent jusqu’à l’expression de foi elle-même, alors même qu’elle n’est pourtant pas subversive. Cette machine ne cherche pas la vérité : elle protège un cadre idéologique. Elle ne débat pas : elle recycle. Elle ne doute pas : elle récite.

Mais, ce que je souhaite explorer ici, c’est le lien entre cette machine et les failles naturelles de notre pensée. Car si elle fonctionne si bien, ce n’est pas uniquement parce qu’elle est bien huilée – c’est parce qu’elle s’insinue dans nos biais cognitifs, ces raccourcis mentaux que nous utilisons pour donner du sens à ce qui nous dépasse. C’est précisément là que réside sa force : elle n’impose pas frontalement. Elle exploite. Elle stimule. Elle renforce des automatismes internes pour rendre inutile – ou suspecte – toute démarche critique ou toute expression potentiellement divergente. À tel point que, dans certains milieux, penser devient déjà un acte transgressif, voire un penchant vers le péché.

Un biais cognitif est un mécanisme de pensée automatique qui nous amène à déformer la réalité de manière systématique. C’est un raccourci mental que notre cerveau utilise pour traiter l’information rapidement… mais qui nous conduit souvent à juger, croire ou décider de façon irrationnelle. Ils ne sont pas des signes de bêtise ou de mauvaise foi : ils sont inhérents au fonctionnement humain. Mais, ils peuvent être exploités par des systèmes idéologiques ou des discours manipulatoires… surtout quand on ne les connaît pas. (un billet spécifiquement sur les biais cognitifs est en cours de rédaction) Les biais cognitifs sont donc des raccourcis mentaux. Des manières pour notre cerveau de traiter l’information de manière rapide, souvent efficace, mais pas toujours rationnelle. Ce ne sont pas des erreurs au sens moral du terme. Ce sont des fragilités structurelles. Ce sont elles que la machine sémantique religieuse vient activer à grande échelle. Ces biais ne sont pas propres à la pensée religieuse. Ce sont des failles humaines. Mais, le religieux institutionnel les utilise, non pour les dépasser – ce qu’il faudrait peut-être faire, afin de croire pour de bonnes raisons – mais pour les renforcer, et faire ainsi croire le croyant pour de mauvaises raisons.

L’esprit critique : une pratique à contre-courant.

Commençons par une évidence trop souvent oubliée : l’esprit critique n’est pas une disposition naturelle. Ce n’est pas un réflexe. Ce n’est même pas une compétence socialement valorisée dans tous les contextes. C’est une pratique. Une forme d’hygiène mentale. Et surtout : un effort. Penser contre soi-même. Remettre en question ses certitudes. Accueillir l’objection sans la fuir. S’interroger sur ce que l’on croit, non parce que c’est faux, mais parce que cela pourrait l’être. Voilà ce qu’implique une vraie posture critique. Mais cette posture, il faut la construire. Elle demande un environnement qui l’encourage, des outils pour la mettre en œuvre et une certaine liberté pour l’exercer et la déployer dans le champ discursif. Or, le religieux institutionnel, tel qu’il est structuré dans de nombreux milieux, décourage activement cette posture critique.

Dans beaucoup d’Églises, notamment lorsqu’il est question d’adhérer à un dogme ou à une doctrine, sans réserve ni questionnement, le doute est perçu comme une faiblesse. Le questionnement comme une attaque. L’objection comme un manque de foi. On ne forme pas à penser : on apprend à réciter. On n’enseigne pas l’analyse : on répète des éléments de langage. Cette dynamique est présente, à des degrés différents, dans toutes les institutions religieuses. Ce n’est pas un espace de confrontation intellectuelle, mais un écosystème de validation mutuelle uniformisant, où l’esprit critique est vécu comme une menace, et non comme une richesse.

Les protocoles langagiers comme activation des biais cognitifs

C’est ici que les protocoles langagiers jouent leur rôle. Car ces séquences de langage répétitives, prévisibles, chargées de références pseudo-spirituelles, sont précisément construites pour activer les biais cognitifs et mimer le raisonnement tout en le contournant. Il y a un lien direct entre ces protocoles et ce que l’on appelle en logique des arguments fallacieux. Ces faux raisonnements donnent l’apparence d’une pensée construite, tout en étant fondamentalement vides.

Or, dans le contexte religieux, ces formules ne sont pas de simples maladresses. Elles sont institutionnalisées. Codées. Intégrées dans le langage. Et elles servent une fonction dans la posture dans laquelle elles sont brandies : désamorcer la pensée critique, rendre impossible la contradiction, maintenir le croyant dans un espace discursif clos, consciemment ou non d’ailleurs. C’est cela, la fonction profonde des protocoles langagiers : transformer le langage en clôture, plutôt qu’en ouverture. Ces protocoles ne sont pas de simples tics de langage. Ils fonctionnent comme des scripts cognitifs : des structures discursives prêtes à l’emploi, faciles à mobiliser et hautement efficaces sur le plan émotionnel et psychologique. Leur pouvoir ne réside pas tant dans ce qu’ils disent que dans la manière dont ils s’insèrent dans notre fonctionnement mental.

Ils sont courts, souvent chargés symboliquement, porteurs d’une autorité implicite, et produisent une réponse immédiate et confortable à une situation perçue comme déstabilisante. C’est précisément cela qui active les biais cognitifs : l’urgence de la cohérence, le refus de la dissonance, la recherche du soulagement immédiat plutôt que de la complexité d’une réflexion approfondie. Un protocole langagier bien rodé permet de court-circuiter l’effort de réflexion en proposant un raccourci cognitif habillé de spiritualité et psychologiquement confortable. Ces protocoles mobilisent des biais cognitifs multiples, neutralisent la critique, évacuent la dissonance et préservent la structure. Le croyant repart avec le sentiment d’avoir répondu/reçu une réponse, alors qu’il a simplement déclenché un script automatisé.

Ce glissement est d’autant plus pernicieux qu’il donne l’illusion de la pensée. Le croyant se sent en contrôle. Mais ce qu’il a produit, ce n’est pas une réflexion, c’est une exécution. Ce n’est pas une parole vivante, c’est une procédure. Le langage devient alors le véhicule de l’automatisme : il ne sert plus à interroger le réel, mais à protéger un cadre déjà clos. Plus ces protocoles sont répétés dans un cadre sacralisé – prédication, liturgie, formation, conversation entre pairs – plus ils deviennent des réflexes ancrés. À tel point qu’ils finissent par être mobilisés sans même que leur contenu soit interrogé. Ils deviennent les “réponses-refuge” d’une communauté confrontée à l’altérité : non pour dialoguer avec elle, mais pour s’en protéger. Le protocole devient ainsi le vecteur d’une cognition fermée et la répétition de ces protocoles, une forme de conditionnement doux.

Plus besoin d’interdire la critique frontalement : il suffit de la rendre inconfortable, suspecte ou inaudible. Ce travail est accompli par de courtes phrases, simples, déjà prêtes, qui collent au cadre émotionnel du groupe. On reconnaît ici la fonction réelle des protocoles langagiers : verrouiller la pensée tout en prétendant l’exercer. Le problème n’est pas fondamentalement que cette dynamique existe, puisqu’elle est inhérente au fonctionnement du cerveau humain en un sens. En revanche, elle devient problématique lorsqu’elle n’est pas conscientisée et/ou que rien n’est fait pour l’éviter.

L’obéissance, comme accomplissement final et fermeture

L’un des piliers de ce système, c’est la valorisation de l’obéissance (notamment dans les milieux évangéliques). L’obéissance est présentée comme une vertu cardinale. On cite des versets. On théologise la docilité. Mais ce discours, sous ses atours spirituels, est en réalité une stratégie de gouvernance. Car exiger l’obéissance, c’est exiger le renoncement au discernement personnel. Ce n’est pas une vertu : c’est une réduction de la souveraineté intérieure. Un effacement du sujet au profit d’une structure qui pense à sa place. Une objectification des personnes. L’obéissance devient l’antichambre du conformisme. Et le conformisme, lui, garantit la stabilité du système – non sa vérité.

Ce n’est pas un hasard si les régimes autoritaires, religieux ou non, ont toujours sanctifié l’obéissance : elle permet de gouverner sans être remis en question. Dans un cadre spirituel, exiger la soumission, c’est infantiliser. C’est bloquer l’accès à une foi adulte. C’est dire aux croyants : “Vous êtes incapables de penser par vous-mêmes. Faites confiance. Fermez les yeux. Suivez.” Et beaucoup, par peur du doute, s’y abandonnent. Face à tout cela, penser devient un acte de désobéissance. Résister à la facilité du langage prémâché. Résister aux raccourcis de pensée confortables. Résister aux figures d’autorité sacralisées. Résister, non pour détruire, mais pour retrouver un espace intérieur de liberté. La foi ne vaut rien si elle n’est pas traversée par l’épreuve du doute. La spiritualité n’a aucun sens si elle interdit la critique. Un bon outil permettant cette résistance, c’est précisément l’esprit critique, le fait de penser contre soi. Pour ce faire, il est alors bon d’explorer les différents biais cognitifs à l’œuvre.

L’obéissance aveugle n’est pas une vertu : c’est une abdication. La vraie maturité spirituelle commence, peut-être, là où s’effondrent les automatismes. Là, où l’on accepte de ne plus avoir de réponses toutes faites. Là, où l’on commence à marcher avec son esprit critique. Cela ne signifie pas rejeter toute tradition. Cela signifie reprendre possession de son propre langage, de son propre jugement, de sa propre voix. Apprendre à nommer, à interroger, à discerner. Pas pour “avoir raison”, mais pour redevenir sujet de sa quête.

Au-delà de l’obéissance, le suivisme

Il y a, dans beaucoup de milieux religieux, une confusion entretenue entre la foi et le suivi inconditionnel. Comme si croire impliquait de se taire. Comme si faire confiance exigeait de cesser de penser. Mais cette confusion n’est pas accidentelle : elle est entretenue, cultivée, valorisée. Le suivisme – c’est-à-dire l’adhésion automatique, sans discernement, aux figures d’autorité ou aux discours dominants – est souvent présenté comme une forme de fidélité. Mais en réalité, c’est une démission du jugement. Une suspension volontaire de la pensée critique. Une obéissance sans effort de compréhension.

Le suivisme est plus doux que l’obéissance imposée : il est consenti. On suit parce que cela rassure. Parce que cela donne un sentiment d’appartenance. Parce que cela dispense de l’effort, de la dissonance, du doute. Le suivisme est une solution de confort cognitif : il soulage, il apaise, il déresponsabilise. C’est précisément pour cela qu’il est si puissant. Car il ne se présente pas comme une contrainte, mais comme une évidence. Il ne dit pas « obéis », il dit « tout le monde pense comme ça ». Il ne s’impose pas, il s’insinue. Il s’intègre subtilement dans les logiques communautaires, les dynamiques de groupe, les codes implicites.

Mais ce que le suivisme efface, c’est la liberté intérieure. Il transforme la foi en réflexe, le discours en écho, la personne en rouage. Il rend le croyant interchangeable, remplaçable, prévisible. Et surtout, il l’éloigne de lui-même. Car croire, ce n’est pas suivre. Croire, c’est s’engager avec lucidité. C’est accueillir, interroger, parfois contester. Le suivisme, au contraire, annule l’engagement : il reproduit. Il ne choisit pas : il copie. Il ne croit pas : il s’aligne.

Dans beaucoup de milieux, on ne valorise pas la quête, mais la conformité. Pas la profondeur, mais la fidélité à des formes préétablies. On ne demande pas de comprendre : on demande de suivre. Cela produit des croyants dociles, mais pas des croyants mûrs. Des fidèles assidus, mais pas des consciences libres. Pourtant, la foi véritable ne peut naître que dans l’espace de la liberté – et donc du discernement. Suivre n’est pas croire. Suivre sans réfléchir, c’est se perdre en pensant se préserver.

Conclusion

Ce qui importe désormais, ce n’est plus seulement ce que ces discours disent, mais ce qu’ils font à notre pensée. Après avoir posé les fondations — la mécanique langagière, les réflexes conditionnés, l’environnement qui les rend possibles —, il devient essentiel de se pencher sur ce que ces protocoles activent en nous : des mécanismes cognitifs profondément humains, mais détournés de leur fonction critique.

C’est là que s’ouvre le prochain chantier : les biais cognitifs, observés à travers la rhétorique religieuse, et en particulier ses arguments fallacieux. Non pas pour caricaturer, mais pour comprendre. Non pour opposer foi et raison, mais pour éviter que la première n’éteigne la seconde.

À suivre.

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