Netflix, Lytta Basset et diabolos.

J’ai regardé les trois premières saisons de la série « Lucifer », et cela m’a évoqué quelques pensées, que je vous livre ci-dessous. Si il s’agit d’une série policière qui n’a en soit pas grand intérêt, ses représentations du diable et de l’enfer me paraissent fécondes.

Netflix

Dans la série Lucifer, l’Enfer n’est pas un royaume de flammes et de monstres, mais un espace mental, structuré autour de la souffrance intérieure des âmes qui s’y trouvent. Chacune est piégée dans une boucle temporelle qui rejoue en permanence un moment clé de sa vie, généralement lié à une faute, une perte, ou un traumatisme non résolu. Ce n’est pas la gravité objective de l’acte qui compte, mais le poids subjectif de la culpabilité que les personne s’inflige elle-même. Ainsi, l’enfer est unique pour chaque individu, façonné par son propre esprit.

La force de cette représentation réside dans sa cohérence psychologique. Ce ne sont pas des chaînes ou des geôliers qui retiennent les damnés, mais leur propre conscience. L’enfer devient une forme de punition intérieure, où l’individu est à la fois juge et prisonnier. L’idée est simple mais percutante : on reste en enfer parce qu’on ne parvient pas à se pardonner, parce qu’on croit mériter d’y être. Ce principe traverse plusieurs arcs narratifs, et devient central dans le développement de certains personnages secondaires. Ce qui rend cette vision captivante, c’est qu’elle n’est pas figée. On apprend au fil de la série que des âmes peuvent s’en libérer. Cela ne se fait ni par miracle, ni par récompense, mais par un processus de prise de conscience. Une âme peut briser la boucle en affrontant sa culpabilité, en s’autorisant à lâcher prise. C’est un chemin difficile, car cela demande de revisiter sa propre douleur, de l’accepter, et d’en tirer une forme de paix intérieure. Mais cela reste possible.

Lucifer Morningstar, le personnage principale lui-même, observe ce mécanisme avec une forme de détachement mêlé de lassitude. Bien qu’il ait dirigé l’Enfer pendant des millénaires, il n’est pas celui qui décide qui y va, ni qui y reste (ce n’est même pas Dieu d’ailleurs). Au contraire, sa découverte progressive de ce fonctionnement alimente son propre questionnement sur la justice, le pardon, et la nature humaine. Il finit par rejeter son rôle de simple « gardien de l’ordre », et commence à se poser des questions plus profondes sur la souffrance des autres et la sienne. En choisissant de représenter l’Enfer de cette manière, la série ajoute une couche de subtilité au récit. Elle ne cherche pas à effrayer avec des images de feu ou de monstres, mais à faire réfléchir sur ce qui peut nous enfermer de l’intérieur : les regrets, les remords, les non-dits. Elle transforme l’Enfer en un miroir de l’âme, un reflet amplifié de ce que les personnages refusent d’affronter. Et c’est précisément cela qui le rend aussi tragique que touchant.

Lytta Basset

Cette conception de l’enfer dans Lucifer trouve à mes yeux, un écho surprenant dans les travaux de Lytta Basset, qui, bien qu’ancrée dans un autre registre, décrit la culpabilité comme une force intérieure capable de dévaster un individu. Elle montre tout au long de son œuvre, combien la culpabilité peut devenir un enfermement psychique, non pas imposé de l’extérieur, mais auto-infligé, nourri par la honte, la colère rentrée, ou une fidélité/loyauté à un passé non digéré. Cette dynamique est au cœur de la série : les âmes damnées ne sont pas punies, elles se punissent elles-mêmes, sans même parfois s’en rendre compte. Il y a nécessité de reconnaître la culpabilité sans s’y noyer, de traverser la douleur sans s’y identifier. Basset appelle à une forme de lucidité compatissante envers soi-même, capable de faire la part des choses entre une vraie responsabilité et une culpabilité déformée par des affects non exprimés. Dans Lucifer, ce travail intérieur est exactement ce qui permet aux âmes de quitter l’enfer. La boucle ne se brise que lorsque l’âme cesse de s’identifier uniquement à sa faute, et qu’elle parvient à se voir autrement : comme un être souffrant, faillible, mais toujours capable de transformation.

Et puis, il y a idée que le pardon ne peut jamais être imposé de l’extérieur. Il est un processus libre, un acte intérieur, souvent long, douloureux, mais porteur de libération. Là encore, la série entre en résonance directe : Lucifer ne peut pas « sauver » une âme malgré elle. Il peut aider, confronter, poser les bonnes questions. Mais la délivrance vient toujours d’un choix intime, d’un moment de bascule où l’âme accepte enfin de regarder sa blessure en face, sans fuir ni se juger. En mettant en scène des personnages confrontés à leurs propres ténèbres, Lucifer ne parle pas seulement d’un enfer souterrain, mais d’un enfer intérieur, quotidien, celui que chacun peut porter en soi. Un enfer immanent. En cela, la série s’accorde avec une intuition centrale chez Lytta Basset : ce n’est pas la faute qui détruit, mais l’isolement, le silence, l’impossibilité d’en parler ou d’être rejoint dans sa détresse. Et peut-être que la seule véritable « rédemption », au fond, ne consiste pas à être pardonné par une autorité quelconque, mais à se libérer du regard qui nous enferme; souvent le nôtre.

Le diabolos

Dans le Nouveau Testament, le diabolos n’est pas tant une créature maléfique à l’apparence spectaculaire, qu’un principe de désunion intérieure, un agent du trouble, du soupçon, de la division, en nous et entre nous. Il est celui qui accuse, qui sépare l’homme de lui-même, des autres, ou de sa vérité profonde. Il agit moins comme une force extérieure que comme une tension intérieure : ce tiraillement entre ce que l’on est, ce que l’on croit devoir être, et ce que l’on refuse de voir. Le diabolos, c’est la voix qui creuse un écart entre le moi et le moi, qui empêche la réconciliation avec soi. Loin d’être nécessairement une personne qui existe, c’est une faille intérieur, un principe.

La série Lucifer, dans son traitement du personnage principal, joue à sa manière avec cette symbolique. Lucifer Morningstar n’est pas le Mal incarné : il est un miroir, celui qui confronte les autres à leurs désirs refoulés, à leurs contradictions, à leurs vérités intérieures. Il ne pousse pas au péché, il pousse à regarder en face ce qui est déjà là. Sa capacité à révéler les désirs cachés agit comme une fonction de dévoilement, parfois douloureux. En cela, Lucifer est moins le tentateur classique au sens imaginé par les chrétiens, que le révélateur de la division intérieure. Il incarne le processus qui pourrait conduire à une réconciliation, à condition d’oser affronter ce qui nous divise en nous-mêmes.

J’affirme, il me semble dans la lignée de Lytta Basset que ce qui enferme véritablement l’être humain, ce n’est pas tant la faute que le refus d’unir les différentes parts de soi, notamment la part blessée, la part fautive, celle qu’on voudrait rejeter. Je comprends le chemin du pardon non pas comme un oubli de la faute, mais comme un travail d’unification intérieure, où l’on cesse de se juger depuis un lieu dur et isolé, pour se rejoindre dans sa propre vulnérabilité. En ce sens, l’enfer décrit dans Lucifer, peuplé de boucles de remords et de rejets de soi, est une belle image de ce que diabolos produit : une cassure interne, un enfermement dans une vision figée de soi. Là où la série devient intéressante, c’est qu’elle laisse entrevoir un chemin de sortie. Et ce chemin passe par une réconciliation intérieure, où l’individu accepte de se regarder sans se condamner. Le diabolos, dans cette lecture, ne serait donc pas un être à combattre, mais un mécanisme intérieur à reconnaître : chaque fois que nous sommes divisés, déchirés entre rejet et désir, entre honte et vérité, il est là. Et chaque fois que nous acceptons de faire dialoguer ces tensions en nous, de réunir les morceaux, nous faisons un pas vers la sortie de l’enfer, ce lieu où nous nous sommes enfermés nous-mêmes.

Ce que Lucifer met en scène, ce n’est donc pas simplement une version pop de l’enfer, mais une vraie interrogation sur ce qui nous enferme, au quotidien, dans des mécanismes invisibles. La boucle infernale, ce n’est pas qu’un artifice narratif : c’est aussi une métaphore puissante de ces situations où l’on rejoue sans fin les mêmes scénarios intérieurs. On pense à ces phrases qu’on rumine sans fin (« j’aurais dû », « si seulement », « je suis comme ça »), à ces choix qu’on se reproche des années plus tard, ou à ces masques qu’on porte parce qu’on ne sait plus comment faire autrement. En cela, il porte bien son nom : l’étoile du matin. La lumière qui permet un changement de regard et un nouveau départ.

L’ange de lumière

Lucifer, au début de la série, est littéralement l’éclaté, le séparé. Il a quitté l’Enfer, se rebelle contre son rôle, refuse l’étiquette qu’on lui colle (« Prince des Ténèbres » ), tout en continuant à la revendiquer avec cynisme. Il est pris entre plusieurs identités : ange déchu, fils rejeté, souverain renégat, propriétaire de club, enquêteur, amant, ami… Il jongle avec ces masques, tout en cachant une faille profonde : la conviction de ne pas être digne d’amour. Même s’il se prétend libre, détaché, hédoniste, Lucifer est rongé par la culpabilité. Il la cache sous l’humour, la provocation, le contrôle, mais elle ressurgit sans cesse : dans sa relation avec son père (Dieu), dans son besoin obsessionnel de justice, dans sa peur de blesser les autres et surtout, dans son incapacité à croire qu’on puisse l’aimer vraiment s’il est vu tel qu’il est. C’est là que son nom, et son rôle, prennent tout leur sens symbolique : il est à la fois l’accusé et l’accusateur, celui qui ne cesse de rejouer son propre procès intérieur. Il incarne ce que le diabolos symbolise : la division entre l’être et son essence, entre l’homme et l’image qu’il pense devoir incarner.

Tout au long de la série, Lucifer aide les humains à affronter leurs propres ténèbres. Par son pouvoir de révéler les désirs cachés, il les pousse à se regarder en face. Mais ce pouvoir fonctionne à double tranchant : il se confronte lui aussi à ses désirs profonds, à ses peurs, à son passé, souvent malgré lui. Chaque enquête devient une scène symbolique où il rejoue sa propre histoire : celle d’un être qui veut qu’on le voie, qu’on le comprenne, sans être réduit à son passé. Progressivement, Lucifer quitte la posture du « diviseur » pour tenter d’unifier ce qui en lui était morcelé. Il cesse d’accuser les autres (et lui-même), commence à accepter ses faiblesses, à se laisser aimer, à aimer en retour. Ce n’est pas un renversement brutal, mais une alchimie lente, faite de rechutes, de résistances, de moments de grâce aussi. Il apprend qu’il n’est pas condamné à être ce qu’on a dit de lui. Il cesse d’être l’enfer, et devient peu à peu un acteur de guérison, pour les autres comme pour lui-même.

Conclusion

En reconfigurant les représentations classiques du Mal, de l’enfer et du pardon, Lucifer nous invite à une introspection inattendue. Qu’est-ce qui nous enferme vraiment ? Quelle voix intérieure nous condamne sans fin ? Et comment en sortir ? La série rejoint ici une intuition essentielle : ce qui sauve n’est pas l’oubli de la faute, mais la possibilité d’unir en soi ce qui était séparé, de faire dialoguer la douleur, la honte, le désir de vérité et le besoin d’amour. L’enfer n’est pas un lieu, mais un état de conscience où l’on tourne en rond, prisonnier d’un regard figé sur soi-même.

De cette perspective émerge une autre compréhension de ce que pourrait être une véritable « sortie du péché » ( pour reprendre le jargon chrétien) : non pas un effacement magique, ni une punition expiatoire, mais un travail de déconstruction intérieure. Ce serait donc cesser de s’essentialiser ou d’essentialiser l’autre à travers une faute réelle ou supposée, cesser de se baigner dans la culpabilité. C’est choisir, au contraire, d’accueillir toutes les parts de soi, y compris les plus sombres, pour les intégrer dans un mouvement de réconciliation. Lucifer, l’ange de lumière, devient alors le symbole de cette lucidité qui ouvre un passage : un chemin de retour vers soi, où l’on cesse d’être juge implacable pour devenir compagnon de sa propre vulnérabilité. Ce que la série met en scène, finalement, c’est une forme de salut immanent : une sortie de l’enfer par la compassion, la responsabilité, et le choix de ne plus se condamner soi-même, et par extension l’autre.

Un commentaire

Répondre à K-pop Demon Hunter ou l’être total – La raison et la foi Annuler la réponse.