Biais cognitifs et arguments fallacieux – Partie 5

Après avoir abordé trois arguments fallacieux dans un précédent billet, j’ai choisi d’en explorer trois autres, que je trouve tout aussi représentatifs de la carence qui habite trop souvent les discussions infusées par des croyances religieuses. Il s’agit toujours ici de questionner les mécanismes argumentatifs qui, sous couvert de convictions, ferment le dialogue et figent la pensée. Car si certaines formes de religiosité s’emploient à relier, d’autres mobilisent des procédés rhétoriques qui disqualifient, culpabilisent ou imposent. Analyser ces travers, c’est donc ouvrir la voie à une posture plus libre et plus responsable, qu’elle soit croyante, agnostique ou athée.

L’argument de la pente glissante

La pente glissante est un argument fallacieux qui consiste à rejeter une idée ou une décision sous prétexte qu’elle entraînerait inévitablement une série de conséquences dramatiques. C’est un raisonnement de type domino : si on accepte A, alors on acceptera B, puis C, et très vite, ce sera la fin de tout repère. L’argument repose moins sur des faits que sur des peurs, et surtout sur la croyance que l’humain serait incapable de discernement une fois un petit pas franchi.

Un excellent exemple est celui de Nicolas Sarkozy qui parle du paquet de cigarettes neutre, lorsqu’il affirme que celui-ci amènera inéluctablement à la bouteille de vin neutre, engendrant la fin des terroirs, et donc immanquablement la fin de la défense des savoir-faires régionaux. L’idée que standardiser un emballage pour des raisons de santé publique mènerait à l’effacement des terroirs relève d’un glissement illogique, où l’on confond réglementation ciblée et destruction culturelle généralisée. C’est comme dire que mettre un gilet de sauvetage à un enfant sur un pédalo finira par interdire la navigation maritime : l’enchaînement est arbitraire, alarmiste et déconnecté du réel. On voit poindre l’absurdité de l’argument dès lors que l’on prend quelques secondes pour s’arrêter dessus.

Ce type d’argument est fréquent dans les milieux religieux, le plus souvent conservateurs, où il sert à maintenir des dogmes en place en diabolisant toute remise en question. Il peut prendre différentes formes. Je prends un exemple que j’ai entendu lors des débats autour de la question du mariage pour tous. Un pasteur défendait le refus du mariage pour tous dans l’église soutenant qu’ouvrir la bénédiction aux couples de même sexe allait ouvrir la boîte de Pandore de tout un tas d’autres dérives progressistes et que de fil en aiguille, nous nous retrouverions dans dix ans à célébrer des mariages entre humains et animaux, et que cela conduirait probablement à l’acceptation et la célébration de la zoophilie. Ici, la pente glissante est flagrante. Mais parfois, elle passe plus inaperçue comme de dire par exemple : « Si on commence à adapter notre langage théologique/liturgique pour qu’il soit mieux compris par les nouvelles générations, alors on va finir par diluer le propos, puis le message évangélique jusqu’à ce qu’il ne veuille plus rien dire, et au final, on arrivera à perdre l’essence de la foi chrétienne. » Pour que ce type d’argument soit valide, il faudrait pouvoir démontrer les liens de cause à effet entre chaque étape de la pente glissante.

Dans tous ces cas, ce qui est en jeu, ce n’est pas la solidité d’un argument, mais la peur de perdre le contrôle. Il y a une forme de chantage à la cohérence absolue : si tu ne crois plus tout, alors tu ne crois plus rien. La pente glissante est une manière de verrouiller la pensée en l’enchaînant à l’obéissance.

Ce raisonnement est vicié pour plusieurs raisons. D’abord, il repose sur des enchaînements arbitraires. Aucune loi naturelle n’impose qu’un pas en entraîne mécaniquement un autre. Ce n’est pas parce qu’on interroge un point de doctrine qu’on va abolir toute spiritualité. Comme dit, bien souvent lorsqu’on analyse les différentes étapes de la pente glissante, on réalise vite qu’il n’y a pas de lien de cause à effet direct entre les différents éléments et qu’ils ne reposent que sur des hypothèses souvent hasardeuses. Ensuite, il nie la capacité de discernement. L’argument présuppose que les personnes sont incapables de penser avec nuance ou de poser des limites conscientes. Or, on peut très bien revisiter des croyances sans sombrer dans le chaos. Ainsi, il manipule par la peur, puisque l’enjeu de cet argument n’est pas la vérité, mais la stabilité émotionnelle ou identitaire. On oppose une idée à une catastrophe imaginaire pour la disqualifier d’avance. Enfin, ce sophisme sert généralement à défendre un pouvoir. En effet, derrière l’apparente neutralité de l’argument se cache souvent un intérêt : préserver un ordre établi, une autorité, une hiérarchie.

Le plus pernicieux, c’est que la pente glissante transforme la foi en forteresse assiégée. Il ne s’agit plus de s’ouvrir au mystère, d’avancer avec confiance dans le doute, mais de surveiller chaque pensée pour éviter l’effondrement. Cela produit des croyants anxieux, rigides, plus soucieux de garder les murs debout que d’habiter leur intériorité. Or une foi vivante n’a pas peur du mouvement. Elle peut perdre certaines formes pour en retrouver l’essence. Elle peut traverser des remises en question sans se dissoudre. Elle peut préférer le chemin à la clôture, la responsabilité à l’obéissance. Croire par peur de glisser, ce n’est pas croire, c’est obéir à un système d’alerte. La pente glissante est un garde-fou paralysant : elle confond la vigilance avec la fermeture et la fidélité avec l’immobilité. Et surtout, cet argument est bien souvent utilisé pour empêcher les gens de ne plus croire, ce qui devrait pourtant être une liberté fondamentale.

Post hoc ergo propter hoc

L’expression latine post hoc ergo propter hoc signifie : « après cela, donc à cause de cela ». Ce sophisme consiste à affirmer qu’un événement A est la cause d’un événement B simplement parce que A est survenu avant B. C’est un biais très humain : nous aimons repérer des liens, des patterns, donner du sens. Mais ce qui suit n’est pas nécessairement causé. Ce raisonnement confond succession temporelle et relation causale. C’est l’un des pièges mentaux les plus fréquents, car il offre des récits rassurants, souvent enrobés d’intentionnalité ou d’intervention divine. On retrouve ce type de sophisme dans les discours politiques, qui replacent des éléments dans une temporalité, sans nécessairement démontrer des liens de cause à effet entre eux. Par exemple : telle loi a été votée, et dès lors on a constaté une hausse de la criminalité en Suisse, ce qui montre bien que la loi n’était pas bonne. En l’occurrence, corrélation n’est pas forcément raison, et il faudrait démontrer un lien de cause à effet direct pour que cet argument soit valide.

Dans les milieux croyants, ce sophisme est monnaie courante, notamment lorsqu’il s’agit d’interpréter des événements personnels ou collectifs :

  • « J’ai prié et mon examen s’est bien passé : c’est grâce à Dieu. »
  • « Depuis que je vais à l’église, je suis plus heureux : c’est la preuve que la foi est vraie. »
  • « L’avortement a été légalisé, et regarde comme la société se dégrade : c’est la main de Dieu qui nous punit pour notre écart moral. »

Ces affirmations relèvent toutes du post hoc. Elles établissent une relation de cause à effet sans preuve, uniquement sur la base d’un enchaînement temporel. Elles traduisent souvent une volonté de donner sens à ce qui nous arrive, ce qui est compréhensible, mais elles deviennent fallacieuses lorsqu’elles sont avancées comme preuves objectives d’une vérité religieuse. J’ai déjà entendu à plusieurs reprises ce type de récit :

« Une famille a arrêté d’aller à la messe/au culte le dimanche. Peu après, leur fils a eu un accident de moto. Ils ont compris qu’ils s’étaient éloignés de Dieu. »

Ce genre de témoignage, souvent présenté comme édifiant, est en réalité profondément problématique : il instrumentalise la souffrance pour faire peur, culpabilise des choix personnels et attribue à Dieu des logiques punitives douteuses. Il suppose une causalité divine mécanique : tu t’éloignes, donc tu es puni. C’est de la superstition habillée en spiritualité. Mais ce sophisme peut aussi se glisser dans des réflexions bien plus subtiles. Par exemple :

« Depuis que j’ai été baptisé, je ressens plus de paix intérieure. »

Ce n’est pas illégitime de faire un lien entre un rite religieux et un état émotionnel. Mais le danger serait, par exemple, de le brandir comme preuve que le baptême produit objectivement la paix ou que les non-baptisés vivent dans le trouble. Or, cette paix pourrait venir d’autres facteurs : la décision elle-même, l’accueil reçu, un effet placebo, un soulagement psychologique, une dynamique communautaire, etc. Rien ne permet d’isoler une cause unique. Ce que ce sophisme occulte, c’est la complexité du réel, où les causes sont multiples, croisées, parfois invisibles. L’attribution directe à Dieu ou à une pratique religieuse de tout événement favorable (ou défavorable) est une forme de pensée magique qui conforte les croyants dans leurs certitudes, mais au prix d’une certaine rigueur intellectuelle.

Le besoin d’interpréter les événements est profondément humain, mais il devient toxique lorsqu’il sert à justifier une croyance par des enchaînements douteux pour l’appliquer à tous. Encore une fois, qu’une personne croit sincèrement qu’un enchaînement ait un lien de cause à effet direct, pourquoi pas, ce n’est pas problématique en soi. Cela le devient lorsque cette grille de lecture devient un argument pour convaincre l’autre.

L’appel à la tradition ou à la nouveauté

L’appel à la tradition consiste à considérer qu’une idée ou une pratique est vraie, bonne ou juste parce qu’elle est ancienne, enracinée dans l’histoire ou perpétuée depuis longtemps. À l’inverse, l’appel à la nouveauté affirme qu’une idée est nécessairement meilleure parce qu’elle est récente, moderne ou innovante. Ces deux sophismes inverses s’appuient sur une logique paresseuse : au lieu d’évaluer les idées en elles-mêmes, on les juge sur leur ancienneté ou leur nouveauté. Or ni l’ancienneté ni la fraîcheur ne garantissent la vérité.

Politiquement, on retrouve cela dans les discours conservateurs/progressistes pavloviens qui refusent de mesurer le degré de pertinence d’une idée pour ne se réfugier que dans la tradition ou la nouveauté. C’est aussi un argument de vente utilisé en marketing. On nous allègue que telle marque est bonne, car vendue depuis X années, ou que telle marque est meilleure, parce qu’à la pointe des progrès technologiques. Or ni l’ancienneté, ni le progrès ne sont en soi gages de qualité.

Les religions institutionnelles recourent souvent à l’appel à la tradition pour résister au changement :

  • « On a toujours fait ainsi dans l’Église. »
  • « C’est la liturgie de nos pères, transmise depuis des siècles. »
  • « Jésus lui-même priait de cette façon. »

Ces arguments jouent sur la corde de la fidélité, du respect, de la continuité. Ils ont un poids affectif fort. Mais en tant qu’arguments rationnels, ils sont faibles. Ce n’est pas parce qu’une pratique est ancienne qu’elle est juste ou ajustée au monde d’aujourd’hui. L’histoire est remplie de traditions injustes : l’esclavage, la domination patriarcale, la condamnation des personnes LGBTQIA+, etc. Refuser toute évolution au nom de la tradition, c’est figer le vivant, sacraliser l’habitude et refuser la confrontation à la réalité présente. Ce peut être aussi de refuser de reconnaître des souffrances et des revendications qui sont pourtant légitimes à tout point de vue.

À l’inverse, certains milieux plus progressistes ou « spirituels, mais pas religieux” peuvent tomber dans le culte de la nouveauté :

  • « Les dogmes sont dépassés, place à la spiritualité 4.0. »
  • « L’Église est morte, vive l’ère du développement personnel. »
  • « Le christianisme a fait son temps, il faut des outils plus contemporains. »

Ici, c’est la nouveauté qui devient critère de vérité, comme si toute rupture était forcément un progrès. On oublie alors que certaines traditions portent une sagesse, une profondeur, une lenteur féconde, qu’on ne remplace pas par des recettes instantanées ou des mantras sur fond de musique relaxante. Je suis moi-même anti-dogme et ancré dans l’idée que nous sommes entrés dans une ère dite « post-chrétienne ». Pour autant, présenter ces positions par un simple appel à la nouveauté n’a aucune valeur dans le débat, et cela nécessite une démonstration, comme nécessite une démonstration pour affirmer toute velléité conservatrice.

« Le prêtre doit être un homme, parce que ça a toujours été ainsi dans l’Église. » Voici un bon exemple d’appel à la tradition entendu tout récemment lors d’une discussion autour de l’élection du pape. Ce genre d’argument naturalise une décision historique, contextuelle et parfois politique, en la transformant en évidence intemporelle. Il bloque toute remise en question en se réfugiant derrière la durée. Mais la durée d’une exclusion n’est pas une justification. Sinon, on pourrait aussi défendre l’esclavage en rappelant qu’il a existé pendant des millénaires. À l’opposé, dans la même discussion, j’ai pu entendre ceci : « La messe, c’est dépassé, les gens veulent du spirituel rapide, intuitif et flexible. » Ce discours repose sur une caricature du besoin contemporain. Il ne pose pas la question du sens, du commun, du langage symbolique. Il balaie les formes anciennes non pas parce qu’elles seraient injustes ou vides, mais simplement parce qu’elles sont “vieilles”. Ce n’est pas un critère suffisant.

Ce double piège invite à une posture plus nuancée. Ni la tradition, ni la nouveauté ne sont des arguments en soi. Il faut interroger le contenu, les effets, le rapport au monde que chaque pratique ou croyance implique. Une tradition peut être porteuse d’altérité, d’une parole qui résiste à la tyrannie du présent. Une nouveauté peut réveiller un message fossilisé ou permettre à l’humain de se dire autrement. L’enjeu n’est pas de choisir entre vieux et neuf, mais de discernement critique, à la croisée du passé et du présent.

Tout dernièrement, un ami m’a confié qu’un chrétien évangélique aurait tenté de le convaincre en lui assénant cet argument : « tu devrais croire, puisque depuis 2000 ans les gens croient à ça ». Appel à l’ancienneté, doublé d’un appel à la popularité et d’une tentation à la conformité… Encore une fois, cet argument fallacieux fonctionne très bien en lien avec d’autres sophismes et biais cognitifs.

Conclusion

En parcourant ces trois sophismes, on mesure à quel point nos raisonnements peuvent se laisser séduire par des enchaînements fallacieux, d’autant plus puissants qu’ils s’ancrent dans l’affect, la peur ou le confort de l’évidence. Dans les discours religieux, où l’on touche aux dimensions existentielles, symboliques et identitaires de l’humain, ces raccourcis logiques peuvent se révéler particulièrement performants… et pernicieux.

Mais reconnaître ces biais ne vise pas à désacraliser toute croyance ni à ridiculiser toute tradition. Il s’agit au contraire d’ouvrir un espace pour une foi (ou une quête de sens) plus libre, plus responsable, plus habitée par le doute et la réflexion que par le réflexe défensif, qu’elle soit croyante, agnostique ou athée. Un espace où l’argumentation se met au service du lien, de la recherche commune, plutôt qu’au service d’une domination ou d’un verrouillage idéologique.

Déjouer les sophismes, ce n’est pas jouer les arbitres du vrai ou les gardiens de la logique pure : c’est apprendre à mieux écouter, à interroger ce qui semble aller de soi, à rester en chemin. Peut-être, dans cet inconfort-là, trouver une forme d’honnêteté qui honore davantage ce qui nous dépasse.

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