Réflexions sur les shorts et reels insta : abdos et vie intérieure.

Défi « abdos 30 jours »

Sur les réseaux, il suffit de quelques scrolls pour tomber sur le dernier “défi 30 jours pour retrouver des abdos”. L’influenceur torse nu te regarde droit dans les yeux, les pectoraux rebondis, le sourire conquérant : “fais cet exercice chaque jour et tu vas cibler la graisse du bas du ventre”. En haut à gauche de l’écran, un ventre gras avec une croix rouge. En haut à droite, un ventre plat et gainé avec un rond vert. L’influenceur pointe le ventre plat du doigt en souriant, puis enchaîne les exercices en fronçant les sourcils pour bien montrer qu’il se donne à fond pour toi ! Cette mise en scène est non seulement mensongère, mais elle est aussi dangereusement trompeuse.

Parce que le corps ne fonctionne pas ainsi. On ne choisit pas la zone où le corps va puiser dans ses réserves de graisse. On peut cibler les muscles que l’on développe, mais pas l’endroit où le corps va éliminer la graisse. Il n’existe aucun exercice ciblé capable de faire fondre uniquement le ventre, ou les poignées d’amour, ou les cuisses. Le corps perd de la masse graisseuse de manière globale, en fonction de son propre métabolisme, de ses priorités biologiques, de ses schémas hormonaux et de sa génétique. Faire des crunchs à s’en détruire les lombaires ne transformera jamais un bide à bière en tablette de chocolat en 30 jours. Il faut du temps, de la persévérance, et que cela s’accompagne d’un ensemble de conditions bien plus vastes et bien plus exigeantes.

Pour voir apparaître des abdos, il faut avant tout un déficit calorique durable, c’est-à-dire consommer moins d’énergie qu’on en dépense. Ça, ça ne se règle pas en sept minutes par jour avec une appli motivante. Il faut aussi une alimentation équilibrée et suffisamment riche en nutriments essentiels pour éviter les carences. Il faut bien dormir, car le manque de sommeil dérègle les hormones qui gèrent la faim et la satiété. Il faut s’hydrater correctement. Et il faut de la constance sur le long terme. Même avec tout cela, il reste la réalité biologique : certaines personnes ont une prédisposition génétique à stocker plus de gras dans certaines zones, et leur corps ne montrera jamais d’abdos aussi découpés que ceux des coachs d’Instagram. Ce n’est pas un échec. C’est la vie.

Mais, ce que les marchands de rêves ne disent pas, c’est que leur promesse n’est pas faite pour éduquer, motiver, être au service des autres. Elle est faite pour vendre. Elle repose sur un mensonge simple : le corps est un objet à optimiser, et tu peux y arriver si tu suis les bonnes étapes. Si tu échoues ? C’est que tu n’as pas été assez motivé. Assez rigoureux. Tu n’as pas “voulu vraiment”. Tu es le problème. C’est là que le discours glisse du mensonge au poison : en t’offrant une méthode magique, il te fait porter la responsabilité de son échec, et ce faisant ne se remet jamais en question. Et il recommence à vendre, en boucle, un nouveau programme, une nouvelle vidéo, un nouvel espoir.

Guérir son « moi » intérieur en cinq étapes

Ce qui vaut pour le corps vaut aussi pour la vie intérieure. Là encore, les plateformes débordent de promesses de transformation express : “21 jours pour s’aimer enfin”, “guérir son enfant intérieur en 5 étapes”, “reprogrammer son cerveau grâce à cette astuce de neuroscience”.
La recette est toujours la même : un ton assuré, un vocabulaire pseudo-technique, une temporalité courte et la promesse d’un changement profond, rapide et surtout contrôlable. Mais cette logique oublie que l’intériorité humaine ne fonctionne pas ainsi. Elle n’est ni linéaire, ni standardisable. Elle ne se dompte pas à coups de “protocoles”. Elle ne s’installe pas comme une application. Elle ne se décrète pas. Elle se construit au fil du temps, des expériences, des relations, des échecs, des silences, des ruptures, des recommencements.

La psychologie, la spiritualité, le travail sur soi sont des processus longs, souvent flous, et profondément singuliers. Car les êtres humains ne sont pas interchangeables. Ils ne commencent pas leur vie avec les mêmes cartes en main. Ils ne marchent pas tous sur le même terrain et développent différentes ressources. Certain·es ont grandi dans des environnements stables, d’autres dans la peur ou l’humiliation. Certain·es ont reçu un soutien affectif solide, d’autres ont dû se construire seuls, parfois contre leur propre milieu. Il y a les traumatismes, les troubles (anxiété, dépression, TDAH, TOC, dissociation…), les héritages familiaux, les loyautés invisibles, les injonctions intériorisées, les systèmes d’oppression vécus dans le corps et dans l’âme. Tout cela façonne le rapport à soi, aux autres, au monde. Et cela ne se défait pas avec une méthode virale et un carnet de gratitude.

Vouloir réduire cette complexité à un “programme de mieux-être” prêt-à-porter, c’est faire violence à ce que chaque être a de plus intime : son histoire. Comme le dit Julia de Funès dans son livre « Développement (im)personnel », il n’y a pas plus impersonnel que le développement personnel, qui prétend fournir des méthodes clés en main faisant abstraction des singularités, des individus. C’est plaquer un schéma extérieur sur une réalité intérieure qui, par définition, échappe à la norme. Et quand ça ne fonctionne pas (parce que le plus souvent ça ne fonctionne pas) on recycle le même poison que dans les programmes de remise en forme : ce n’est pas la méthode qui est mauvaise, c’est la personne qui n’a pas “fait ce qu’il fallait”.

Cette logique culpabilisante, déguisée en accompagnement, ne dit pas ce qu’elle fait.
Elle prétend aider, mais elle alourdit. Elle prétend libérer, mais elle enferme dans une quête de maîtrise et d’idéal inaccessible. Il faut une immense honnêteté pour reconnaître qu’on ne détient pas les clés du changement d’autrui. Comme une grande humilité pour admettre que certains parcours prennent des années, voire toute une vie. La croissance intérieure n’a ni raccourci, ni garantie. Elle demande du temps, du soin, de la relation, parfois du soutien professionnel. Elle n’est pas spectaculaire. Elle n’est pas monétisable. Surtout, elle ne suit pas de plan.

Les secrets de l’intimité avec Dieu

La même logique de simplification spectaculaire contamine aussi la religion. Dans bien des cercles, croire devient un ensemble de règles à suivre, de dogmes à réciter, de vérités toutes faites à intégrer. Un kit spirituel “clés en main”, qui promet la paix intérieure, la bénédiction, le sens de la vie, pour peu qu’on coche les bonnes cases, dans le bon ordre. Il y a encore quelques jours, je regardais des vidéos de débats où des religieux de tous horizons tentaient de convertir dans le cadre de débats « rationnels » des athées. La standardisation du discours (la machine sémantique et ses protocoles langagiers) n’épargne pas les religions.

Il y a les églises où l’on apprend ce qu’il faut croire, ce qu’il faut rejeter, qui sont les élus, les damnés, les “vrais” croyants. Il y a les discours normatifs sur la prière, la sexualité, les émotions, le comportement, l’identité. Il y a la certitude offerte en guise de foi, la conformité présentée comme voie de salut. Et puis il y a les méthodes évangéliques, les programmes en X jours :
“40 jours motivé par l’essentiel”, “Comment expérimenter la puissance de Dieu dans sa vie”, “Les 7 clés de la victoire spirituelle”, “Débloquer ta destinée prophétique”. On y retrouve les mêmes codes que dans les vidéos de fitness ou les tutos développement personnel : des étapes, des promesses, des versets sortis de leur contexte, un ton percutant, et toujours cette idée implicite : si ça ne marche pas, c’est que tu n’as pas appliqué comme il faut. Tu n’as pas eu assez de foi. Pas assez prié. Pas assez obéi. Encore une fois, le système s’auto-absout : la faute, c’est toi.

Mais la foi ne se programme pas. L’expérience du divin, si elle existe, ne se planifie pas dans un tableau Excel. La relation au mystère, à l’invisible, au sens, ne se mesure pas à la fidélité à une méthode. Elle passe par l’épaisseur du réel, par les doutes, les échecs, les pertes de repères. Parfois même par la perte de la foi, ou du moins de l’image qu’on s’en faisait. La tradition biblique elle-même n’est pas univoque. Elle raconte des histoires d’errance, de rupture, de silence de Dieu, de contestation, de reconstruction, qui occupent une vie entière centrée sur l’intériorité. Elle donne à voir des itinéraires d’humanité, pas des recettes de perfection. Et pourtant, bien des institutions religieuses ont préféré figer cette matière vivante dans des dogmes, des formules, des manuels. Elles ont voulu répondre au besoin de contrôle en proposant un produit religieux, fini, transmissible, reproductible. Mais à force de vouloir dire le vrai à la place de l’autre, elles en viennent à court-circuiter l’élan même de la quête. Comme les vendeurs d’abdos ou de développement personnel, elles finissent par vendre une méthode plutôt que d’ouvrir un chemin.

Une logique de marché

Les promesses de transformations rapides et faciles, qui semblent parfois relever du miracle, ne sont pas de simples coïncidences. Elles s’inscrivent dans des logiques économiques puissantes où le marché du bien-être, du développement personnel, et même du spirituel, fonctionne comme une industrie de consommation rapide et répétée. Ces formules toutes faites, ces méthodes clés en main, ces “défis 30 jours” ou programmes express, sont conçus pour être consommés, renouvelés, et vendus comme des produits standardisés, destinés à répondre à une demande d’efficacité immédiate.

Malheureusement, les religions elles-mêmes ne font plus exception à cette tendance. Elles ont souvent abandonné leur fonction première de quête profonde de sens pour céder au sensationnel, au spectaculaire, à la simplification extrême. Là où autrefois le chemin spirituel était une expérience singulière, longue et complexe, aujourd’hui on tend à promouvoir des modèles préfabriqués, des archétypes attendus, des identités spirituelles formatées. Ces modèles, censés être accessibles à tous, s’imposent comme des normes à adopter, sous peine de ne pas “réussir” son parcours.

Cette uniformisation produit un effet délétère : elle écrase la singularité de chacun, pousse à entrer dans un déni de soi, et impose une forme de conformité qui appauvrit non seulement la culture individuelle, mais aussi le commun, cette richesse partagée qui naît du respect des différences et de la diversité des expériences. Le “modèle idéal” de spiritualité ou de bien-être devient une injonction implicite à ressembler à un archétype, à s’inscrire dans une case préétablie. Il nie la complexité humaine et fait de la quête spirituelle une simple performance sociale.

Le marketing de ces promesses ne vend pas seulement des techniques, mais une histoire simplifiée, une identité toute prête, un espoir emballé dans un produit. Ce processus exploite les vulnérabilités, les doutes et parfois les souffrances, créant une dépendance à la recherche du “prochain programme” ou de la méthode miracle. L’échec, inévitable à ce rythme, est systématiquement imputé à l’individu, jamais au système qui fabrique et recycle ces offres standardisées. Ainsi, ces logiques commerciales et uniformisantes renforcent un cercle vicieux : au lieu de favoriser une transformation profonde et authentique, elles produisent une aliénation spirituelle et existentielle, où le sens devient une marchandise jetable. Elles réduisent notre rapport au monde à une succession d’objets de consommation identiques, et réduisent la richesse des liens humains et culturels à un format stéréotypé.

L’accueil inconditionnel comme premier pas

Comme accompagnant spirituel, je suis chaque semaine confronté à des personnes qui se sentent en situation d’échecs dans l’un ou l’autre domaine de leur vie. À force de vouloir tout cadrer, optimiser, standardiser (nos corps, nos âmes, nos croyances… et tout le reste) on en vient à appauvrir radicalement ce qu’être humain veut dire. On se perd dans des grilles, des programmes, des méthodes, des archétypes, croyant qu’elles vont nous sauver, nous transformer, nous révéler. Et lorsqu’elles échouent, on ne remet pas en cause le cadre : on s’en veut à soi-même. On intériorise l’échec. On se croit cassé, inapte, indigne. J’aimerais plus lire ma Bible/prier, j’aimerais faire plus d’exercices, j’aimerais être autre que ce que je suis, j’aimerais…

Mais peut-être faut-il faire tout autre chose. Peut-être faut-il désapprendre cette logique productiviste qui a colonisé jusqu’à nos espaces les plus intimes. Peut-être faut-il réapprendre à écouter son corps, ses besoins, ses limites, ses silences. À accueillir les saisons intérieures sans chercher à les rentabiliser. À ne pas “optimiser” la vie, mais à l’habiter. Pleinement. Concrètement. Humblement. Il n’y a pas de raccourci pour devenir soi. Pas de méthode pour aimer. Pas de formule pour bien croire. Il y a des chemins, des tâtonnements, des détours, des rencontres, des expériences. Il y a du chaos, de la lumière, du recommencement. Tout cela façonne des individus différents, qui lorsque l’on en prend conscience, rendent l’uniformisation caduque.

J’entends trop de personnes me dire qu’elles n’arrivent pas à se motiver à améliorer leur hygiène de vie, car elles n’en ont pas la force, parce que c’est trop complexe. Qu’elles n’arrivent pas à accepter tel ou tel aspect de leur personnalité, parce qu’elles ne l’assument pas ou ne l’aiment pas. Encore la semaine dernière, une jeune patiente me confiait qu’elle ne supporte pas de se voir ainsi dispersée à cause de, je cite : « l’image que cela crée d'[elle en elle] », tout en ayant conscience que cette image est façonnée en majeure partie par une sorte d’archétype idéalisé auquel il faudrait coller.

Dans toute sa complexité, son chaos et son mystère, l’humain est avant tout un être qui “est”; un “Je suis qui je suis” (cf : Exode 3,14) résonnant dans l’épaisseur du réel. Avant de chercher à changer, transformer, optimiser, peut-être faudrait-il d’abord accepter cette présence singulière. Mon hypothèse est que ce premier pas me parait être fondamental. Non pas dans l’affirmation d’un ego, mais dans l’acceptation de ce qui est, sans jugement. Accepter que la vie intérieure ne se plie pas à des recettes, que la foi ne se commande pas en 40 jours, que le corps ne se façonne pas au rythme d’une vidéo, c’est aussi accepter que l’expérience de soi et de l’autre s’inscrive dans un temps qui est au-delà du temps des programmes.

Ce n’est qu’à partir de cette acceptation humble, radicale, que tout chemin véritable peut commencer. Non pas sur la promesse d’un succès garanti, mais dans la confiance fragile du soi d’abord. Et dans l’accueil de la potentielle complexité qui s’ouvre dans les chemins qui seront empruntés. Il ne s’agit pas d’une méthode impersonnel et d’efficience mesurable, mais de soi et d’un chemin à durée indéterminée, mais qui s’inscrit probablement dans la longueur, la persévérance et l’effort.

2 commentaires

  1. Tu le mentionnes un peu dans la première partie, le fait de vouloir. Je rajouterai même qu’il y a souvent cette injonction dite ou sous-entendue “Si tu veux, tu peux!”, injonction que je n’aime pas du tout, car elle donne l’impression que nous sommes comme des simples machines programmables, on y injecte une commande et la machine exécute. Alors que, comme tu le développes plus loin, nous sommes tellement complexes avec nos histoires, que même si on veut, nous avons des mécanismes intérieurs souvent inconscients qui font que parfois nous ne pouvons pas, en tout cas pas pour le moment. Et cela dans plein de domaines de la vie.

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    • Au sujet de « quand on veut on peut », je recommande vivement le livre de Samah Karaki, « Le talent est une fiction », une déconstruction des mythes de la réussite et du mérite. Qui affirme très justement à mon sens que « quand on veut on peut » repose sur un mythe, la ou la réalité serait plutôt « quand on peut, on veut ».
      Car non, il ne suffit pas de vouloir pour pouvoir.

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