Réflexions sur Kaamelott : ce ne sont pas les dieux qui sauvent, ce sont les liens – une lecture de la saga.

Introduction

Il y a des œuvres qui nous accompagnent, non parce qu’elles nous divertissent, mais parce qu’elles nous révèlent. Kaamelott est de celles-là.

Pendant des années, j’ai évolué dans des milieux chrétiens évangéliques où l’on m’enseignait que ma vie était conduite par une volonté supérieure. Ce n’étaient pas « les dieux » : c’était le Dieu chrétien, souverain, exigeant, porteur d’un plan. J’ai cru que ma mission était de m’aligner sur cette volonté, de la servir, de me dépasser. J’ai parlé de « vocation », de « destinée », de « sacrifice ». J’ai essayé d’entrer dans le rôle que Dieu, pensais-je, avait écrit pour moi. Et, sans m’en apercevoir, je me suis oublié en chemin. J’ai sacrifié des relations, des fidélités, des élans de tendresse sur l’autel de ce que je croyais être l’obéissance. J’ai confondu le service de Dieu avec l’effacement de moi-même. J’ai pourchassé un Graal abstrait et laissé derrière moi des visages, des mains tendues, des rires maladroits, des liens.

C’est en revoyant Kaamelott, encore une fois, que cette histoire a pris une autre résonance.

Arthur, lui aussi, croit devoir répondre à un appel supérieur. Il s’engage dans la quête du Graal, porté par les dieux, par Merlin, par l’idée même de sa propre légitimité. Il veut construire un royaume, tenir une mission, accomplir une destinée. Ce faisant, il s’épuise, il s’efface, il se perd. Il croit être appelé. Mais, personne ne vient pour le sauver, lui. Il va aller jusqu’à l’acte le plus désespéré qui est de tenter de s’ôter la vie. Je me suis demandé : et si Arthur, comme moi, avait oublié l’essentiel ? Et si ce qui sauve, ce n’est pas la destinée, autant grande soit-elle, mais les liens ?

Une comédie devenue tragédie

Au départ, Kaamelott amuse. Les épisodes sont courts, les répliques cinglantes, les personnages attachants. Le roi Arthur est cerné d’incapables notoires : Perceval ne comprend rien, Karadoc ne pense qu’à manger, Merlin ne maîtrise aucun sort, Guenièvre semble vivre dans un autre monde, sans parler de Bohort, qui préfèrerait être responsable de la décoration que chef de guerre. On rit d’une équipe d’élus qui ne sait ni lire une carte ni tenir une épée. Le Graal n’est plus un objet sacré, mais un prétexte à des sketchs absurdes. Pourtant, quelque chose résiste. Une gravité sourde affleure. Entre deux scènes comiques, un silence un peu trop long. Un regard d’Arthur perdu dans le vide. Une lassitude qui n’est pas feinte. On comprend progressivement que ce rire est le voile d’une impuissance réelle, que derrière les gags se cache une fatigue profonde, une forme de déréliction.

La série glisse lentement, mais inéluctablement, vers le tragique. La lumière baisse. Les épisodes s’allongent. Le rythme ralentit. Les figures deviennent plus sombres, les visages plus fermés. Le roi s’enfonce dans la solitude, l’amertume, la perte de sens. Lancelot, lui, s’éloigne et bascule dans le fanatisme. Les personnages les plus fantasques deviennent touchants, bouleversants, comme s’ils sentaient confusément que quelque chose se délitait. C’est que Kaamelott, en vérité, ne parle pas d’aventures. Pas même de chevalerie. Ce n’est pas une série sur la quête du Graal. Ou alors, il faut comprendre que ce Graal est un symbole existentiel : celui du sens, de la mission, de la réconciliation du monde avec lui-même. Ce que raconte cette série, lentement, c’est l’échec d’un roi à maintenir ensemble les morceaux de ce rêve.

Mais, c’est aussi, en creux, l’échec à faire communauté, à tenir le lien, à croire encore que l’on peut faire route ensemble. Le royaume n’est pas à feu et à sang : il est usé, décousu, désenchanté. Alors une question, lancinante, commence à se former : est-ce que le Graal, ce qu’il représente, vaut tous les sacrifices qu’il exige ? Est-ce qu’une mission, une idée, une volonté supérieure justifie que l’on oublie les visages aimés, les rires partagés, la présence fidèle des “incapables” qui nous aiment ? Kaamelott répond sans répondre. Il montre. Il laisse voir. Et peu à peu, ce qui semblait une comédie devient une traversée du doute, une épure du tragique, une méditation sur le pouvoir, l’altérité et l’usure d’aimer sans retour. Qu’est-ce qui sauve un roi ? Le Graal ? Les dieux ? La compétence ? Ou bien l’amitié d’un Perceval ?

Arthur, le roi-catalyseur : faire exister l’autre

Arthur n’est pas un roi conquérant. Il n’aspire pas à la domination, ni à la gloire. Il ne rêve pas de victoire, mais d’un ordre plus juste. Son obsession, ce n’est pas de régner, c’est de tenir ensemble. D’arracher au chaos un semblant d’unité. De faire advenir un royaume où l’on se parle, où l’on coopère, où la table est ronde pour que personne ne soit au-dessus des autres. Il ne gouverne pas par la force, mais par la confiance. Il laisse leur chance aux inadaptés, aux incompétents, aux maladroits. Non par naïveté, mais parce qu’il croit que la grandeur d’un roi ne se mesure pas à l’efficacité de ses troupes, mais à sa capacité à faire exister ceux qui n’existent nulle part ailleurs. Je trouve cela beau.

« Des chefs de guerre, il y en a de toutes sortes. Des bons, des mauvais, des pleines cagettes il y en a. Mais une fois de temps en temps il en sort un, exceptionnel. Un héro. Une légende. Des chefs comme ça, il n’y en a presque jamais. Mais tu sais ce qu’ils ont tous en commun ? Tu sais ce que c’est leur pouvoir secret ? Il ne se battent que pour la dignité des faibles. » César (Pierre Mondy) à Arthur (Alexandre Astier), dans le livre VI de Kaamelott

Arthur est un roi éthique, au sens fort : il s’efface pour que l’autre puisse être. Il laisse la place à l’autre d’exister. Il attend, il porte, il encaisse. Il est fatigué, souvent amer, mais il continue. Parce qu’il croit qu’un jour, le collectif tiendra. Qu’un jour, chacun prendra sa place, et que quelque chose d’unique pourra surgir. Mais, personne, ou presque, ne répond à cet appel. Perceval ne comprend rien. Karadoc ne s’intéresse qu’à manger. Merlin est inutile. Guenièvre l’aime mal. Lancelot, en qui il avait placé ses plus grandes espérances, finit par se détourner de lui, avide de pouvoir plus que d’altérité. Pouvoir qui est aussi la matrice d’être au monde de sa belle famille.

Arthur, malgré tout, persévère. Pas par bêtise. Par devoir. Parce qu’il croit que sa mission est plus grande que lui. Parce qu’il se sait choisi. Parce que les dieux l’ont appelé. Et c’est là que commence la tragédie. Ce qui a raison de lui, ce n’est pas la médiocrité des siens. Ce n’est pas la lourdeur du collectif. Ce n’est pas la fatigue ordinaire du pouvoir. Ce qui le détruit, c’est la destinée, ou plutôt, la croyance qu’il faut s’y soumettre entièrement, sans jamais se demander à quel prix.

Arthur ne se taille pas les veines à cause d’un échec tactique ou politique. Il le fait parce qu’il s’est effacé dans une mission qui le dépasse. Il meurt intérieurement de ne plus s’appartenir, de s’être laissé dévorer par un rôle, une injonction, une quête. Il a cru qu’il fallait se sacrifier pour que le Graal advienne. Il n’a jamais demandé si, sans lui, ce royaume vaudrait encore d’exister. Et c’est là que Kaamelott me parle, en creux, de notre propre rapport à l’engagement, au pouvoir, à la vocation. Ce n’est pas toujours la violence ou l’autorité qui brisent les êtres. C’est parfois le poids d’un sens imposé, le rêve d’un bien supérieur, l’idée qu’il faut s’oublier pour accomplir quelque chose de grand.

Arthur s’est perdu non pas en voulant trop aimer, mais en croyant qu’il devait tout donner, tout porter, tout tenir, seul.

Lancelot, la pureté contre l’altérité

Lancelot, c’est l’autre face d’Arthur. Pas son contraire, mais son reflet inversé. Il partage avec lui la soif d’ordre, le rejet de la médiocrité, le désir d’un royaume plus juste. Mais là où Arthur fait le choix du lien, même boiteux, même ingrat, Lancelot fait le choix de la pureté. Il ne supporte pas l’imperfection des autres. Il méprise les faibles, les simples, les « inutiles ». Il voit dans Perceval un clown, dans Karadoc un parasite. Il veut un royaume efficace, épuré, rationnel, où l’on ne perd plus de temps à attendre ceux qui n’avancent pas.

Et c’est là qu’il bascule.

Ce qui n’était qu’une exigence devient un refus du monde tel qu’il est. Ce qui était un idéal devient une obsession. Le Graal, et même son amour pour la reine. Lancelot ne veut plus transformer le réel : il veut en finir avec lui. Il rejette le collectif, il se retire, il s’arme. Ce retrait, cette fuite hautaine, débouche sur la tyrannie. Il commence par se croire seul capable. Puis seul légitime. Puis seul digne. Les autres deviennent des objets. Il n’est pas tombé dans le mal par appât du pouvoir, mais par refus de l’altérité. Il n’a pas trahi Arthur. Il a trahi l’humanité, dans ce qu’elle a de plus déconcertant : l’inadapté, le lent, le raté, le naïf. Il n’a pas voulu tuer le roi. Il a voulu tuer le désordre. Mais, le désordre, c’était la vie.

Et c’est là que Kaamelott dit quelque chose de profondément politique. Le problème de Lancelot, ce n’est pas son ambition. C’est son intolérance à l’imperfection. Sa volonté d’ordre le coupe du commun. Il veut bien faire, mais sans faire ensemble. Et c’est ce vouloir-bien-sans-l’autre qui le rend inhumain. Il incarne cette tentation toujours présente : celle de croire que le monde irait mieux sans ceux qui le ralentissent. Sans les faibles, les hésitants, les maladroits.
Mais, un monde sans eux, ce n’est pas un monde plus fort : c’est un monde mort.

Perceval, la grâce sans mérite

Perceval, lui, ne comprend rien. C’est une évidence, un running gag, presque une ontologie. Il ne comprend ni les stratégies militaires, ni les cartes, ni les discussions sans enjeux, ni les règles les plus simples du langage. Il parle à côté. Il pense à côté. Il agit à côté. Pourtant, il est là. Toujours là. Il ne fuit pas. Il ne trahit pas. Il ne calcule pas. Il reste.

Perceval est l’antihéros absolu : incompétent, pas légitime, pas stratégique. Et pourtant, il est le seul à tenir, à travers les saisons, une forme de fidélité nue, sans projet, sans récompense, sans attente. Il ne sait pas aimer, mais il aime. Il ne sait pas obéir, mais il est loyal. Il ne sait pas pourquoi il est là, mais il ne part pas. Et c’est peut-être cela, la grâce. Non pas un mérite. Non pas une grandeur gagnée à la force du bras. Mais, une vérité désarmée, offerte à qui ne cherche rien, et qui pourtant se tient là.

Arthur, lui, voit cela. Il ne comprend pas toujours Perceval. Il s’agace, il le réprimande, il désespère. Mais il le garde près de lui. Comme s’il sentait que, malgré tout, ce garçon improbable portait quelque chose de précieux. Quelque chose de pur. Et c’est dans ce regard, dans la patience d’Arthur, dans sa présence répétée, que la grandeur de Perceval prend forme. Il ne deviendra pas grand tout seul. Il le devient parce qu’un autre a cru en lui.

Cela, Kaamelott le rend visible à plusieurs reprises. La narration nous fait comprendre que Perceval joue un rôle plus central qu’il ne le pense lui-même. Lorsqu’il prend Excalibur, la lame s’illumine encore plus puissamment que lorsqu’Arthur la tenait. C’est une image simple et vertigineuse. Et si Perceval, celui qui ne comprend rien, était l’élu véritable, non pas dans ce qu’il aurait à accomplir, mais dans sa posture ? Et si le royaume ne reposait pas sur la stratégie, la pureté ou le sacrifice, mais sur l’innocence, la fidélité, la disponibilité au mystère ?

Il ne cherche pas la grandeur, et c’est pour cela qu’elle le rejoint. Il n’accomplit pas sa destinée : il s’y abandonne, sans savoir, sans vouloir.

L’appel des dieux : malédiction ou vocation

Arthur ne règne pas par ambition. Il ne veut ni le pouvoir pour lui-même, ni la gloire. Il ne cherche pas à écraser ni à conquérir. Ce qui le pousse à tenir sa place, c’est quelque chose de plus impalpable, de plus profond et de plus contraignant : il croit être appelé. Non pas désigné par une assemblée, mais élu par une force supérieure. Il tient Excalibur. Le monde lui a dit qu’il devait être roi. Il y a cru. Il y a cru de toute son âme. C’est ce qui le fait avancer. C’est ce qui donne un sens à son renoncement, à ses compromis, à sa solitude. Il ne se bat pas pour lui-même. Il se bat pour une mission. Pour un idéal. Pour un royaume juste. Et au cœur de cet engagement, il y a le Graal : objet sacré, mythe fondateur, promesse d’un monde réconcilié. C’est le but, la finalité, la réponse qu’il poursuit, même quand tout autour de lui se délite.

Mais plus la quête avance, plus ce but se dérobe. Plus l’appel des dieux se fait pesant. Car la mission ne réconforte pas. Il ne parle pas. Il ne soutient pas. Il exige, et il se tait. L’appel n’éclaire rien. Il isole. Il écrase. Arthur ne reçoit pas de signes pour l’aider, mais des injonctions sans retour. Il ne dialogue pas avec les puissances, il s’use sous leur silence. Cette dynamique n’est pas sans rappeler celle des tragédies grecques. Arthur est pris dans un récit qui le dépasse. Il ne peut pas s’en extraire, ni même en comprendre les règles. Il ne fait pas de choix : il répond à une nécessité, à une voix ancienne, impérieuse, qui le traverse. Et cette voix ne se soucie pas de sa joie, de son corps, de ses attachements. Elle ne lui demande pas d’aimer, elle lui demande de tenir. Seul.

Cette histoire, je la connais. Je la reconnais. Car moi aussi, j’ai cru à l’appel. Pas celui des dieux païens, mais celui d’un Dieu chrétien tout-puissant, à qui l’on prêtait un plan parfait pour ma vie. On me disait que ma vocation m’attendait. Que Dieu me parlerait, que je devais écouter, obéir, m’aligner. Et j’ai voulu m’aligner. J’ai voulu bien faire. J’ai tenté de me laisser conduire, convaincu qu’en me laissant façonner par cette volonté supérieure, je trouverais enfin ma place dans le monde. Mais à force de chercher cette voix-là, j’ai perdu les autres. J’ai suivi ce que je croyais être ma destinée et je me suis éloigné de ceux qui m’aimaient. J’ai obéi à l’absolu, mais je me suis coupé du réel. Des visages, des liens, des relations concrètes, fragiles, vivantes. Je ne vivais plus ma vie : je tentais d’en habiter une autre, plus sainte, plus juste, plus « alignée », mais fondamentalement désincarnée.

C’est ce que je vois arriver à Arthur. Il croit servir le royaume, mais il finit par s’effacer dans la mission. Il devient un rôle, une fonction, un dépositaire d’ordre sacré. Plus il veut accomplir cette destinée, plus il s’éloigne de ceux qui pourraient l’aimer. Il perd Guenièvre. Il perd Lancelot. Il perd Merlin. Il perd même Perceval et Karadoc qui finissent par fonder leur clan autonome. Ce n’est pas son peuple qui l’abandonne : c’est lui qui s’éloigne, peu à peu, absorbé dans un horizon qui n’est plus humain. Que faire pour bien faire. Pour garder une image de la royauté, du pouvoir et de l’institution étatique qui soit luisante. Alors une question se pose, non seulement dans Kaamelott, mais dans toute vie marquée par l’idée d’un appel supérieur :

Est-ce que suivre une destinée ne nous empêche pas de vivre notre vie ? Est-ce que l’idée même de destinée n’est pas, en un sens, une contradiction ? Car si l’on croit qu’elle est déjà tracée, peut-on encore se laisser surprendre par ce qui advient ? Si l’on s’y accroche trop, ne finit-on pas par passer à côté d’elle ? Peut-être que les dieux n’appellent pas à réussir. Peut-être qu’ils n’appellent pas à s’accomplir. Peut-être qu’ils n’appellent même pas. Et si appel il y a, il ne vient pas d’en haut, mais d’en face. Il ne se crie pas, il se murmure dans la présence des autres, dans le geste partagé, dans la main tendue. Peut-être que la vraie vocation n’est pas un destin à accomplir, mais une fidélité à tenir. Pas à une idée, mais à un lien.

Arthur a cru que son salut viendrait du ciel. Mais ce qui aurait pu le sauver, c’étaient les gens simples qui restaient auprès de lui. Et c’est peut-être cela, le plus grand tragique de son histoire : ce n’est pas le Graal qu’il fallait trouver, c’était la table autour de laquelle on s’assoit. Ensemble.

Loyauté ou compétence : le renversement cruel

Au commencement, donc, Arthur s’entoure de ceux qu’il a sous la main. Des personnages simples, désorganisés, souvent incompétents. Ils ne comprennent pas toujours ce qu’ils font là, ni ce qu’on attend d’eux. Perceval et Karadoc vivent dans un monde parallèle. Merlin n’a jamais réussi une incantation, puisqu’il est druide et non magicien. Guenièvre n’a ni assurance ni influence. À première vue, ce ne sont pas des partenaires de règne : ce sont des boulets. Mais ces personnages-là possèdent une chose que les autres n’auront jamais : ils aiment Arthur. Non pas pour sa fonction, mais pour ce qu’il est. Ils ne savent pas régner, mais ils sont là. Présents. Loyaux. Maladroits, mais constants. Ils ne veulent pas sa place. Ils ne veulent pas briller. Ils veulent juste continuer d’exister à ses côtés. Et cette présence, cette tendresse, cette fidélité sans éclat, c’est ce qui tient le royaume en vie.

Pourtant, à mesure que le rêve s’effrite, à mesure que la mission semble ne pas avancer, Arthur commence à douter. Il doute de la solidité du collectif, de la capacité de ces gens à comprendre sa vision, à porter avec lui la tâche immense qui l’habite. Alors, sans l’avouer clairement, il change de stratégie. Il cherche des alliés plus brillants, plus efficaces, plus intelligents. Il s’entoure de nouveaux visages : en plus de Lancelot, il fait appel à Elias, un puissant magicien qui supplantera Merlin, et à Dame Mevanwi qui prendra les rênes du pouvoir en main, contrairement à Guenièvre. Des figures sûres, maîtrisées, autonomes. Des gens qui, enfin, savent ce qu’ils font.

Mais ces personnes n’aiment pas Arthur. Elles l’admirent parfois. Elles l’utilisent souvent. Elles ne lui sont pas fidèles : elles sont fidèles à l’idée qu’elles se font du royaume, de la réussite, de la mission. Et lorsqu’Arthur faiblit, hésite, s’humanise, elles s’en éloignent, le trahissent ou le remplacent. C’est là que Kaamelott dévoile une vérité cruelle : ce ne sont pas les faibles qui causent la chute du roi, ce sont les compétents. Lancelot, obsédé par la pureté et l’ordre, bascule dans le fanatisme. Elias, mu par l’orgueil et la soif de pouvoir, méprise toute forme de simplicité et passe son temps à se moquer de Merlin, fidèle de la première heure. Mevanwi, plus rusée que sincère, voit dans le trône une opportunité, non une responsabilité. À vouloir gouverner avec des gens qui savent, Arthur a évacué ceux qui tenaient.

En remplaçant la loyauté affective par la compétence stratégique, Arthur a sacrifié les liens. Il a mis de côté la tendresse au nom de l’efficacité. Il a préféré les alliés brillants aux compagnons fidèles. Ce n’est pas tant une faute morale qu’un drame existentiel : à vouloir construire le royaume sans le ciment du lien, il a bâti sur du vide.

Le lien n’est pas productif. Il est lent. Il est flou. Il gêne. Mais c’est lui qui sauve. Perceval ne tient pas une armée, mais il reste. Karadoc ne comprend rien à la stratégie, mais il est là, toujours. Et Guenièvre, même dans ses maladresses, continue d’aimer un roi qui ne sait plus s’aimer lui-même. Une étincelle jaillira : alors qu’il s’est entouré de personnes compétentes et que Guenièvre a fini par partir auprès de Lancelot, Arthur décidera de reprendre auprès de lui sa femme. Il a compris, mais peut-être trop tard.

C’est une inversion profonde des valeurs qu’opère la série : ce que nous croyons secondaire, la présence, l’attachement, la fidélité, devient vital. Ce que nous valorisons trop souvent, l’efficacité, le mérite, la compétence, se révèle stérile, voire dangereux lorsqu’il est privé de lien. Dans un monde où tout pousse à préférer le rendement à la relation, Kaamelott pose cette question dérangeante : faut-il être bon pour être digne ? Ou suffit-il d’aimer pour faire tenir un royaume ?

Le Graal comme cache-misère

Il faut peut-être relire toute la trajectoire d’Arthur à partir de Rome. Non plus comme celle d’un roi porteur d’un rêve, mais comme celle d’un homme brisé dès l’origine, qui cherche dans la mission un remède à une perte qu’il ne surmontera jamais. Avant Kaamelott, il y avait donc Rome. Et à Rome, il y avait cette femme. Sa femme. Forte, brillante, digne d’être aimée. C’est avec elle qu’il aurait voulu vivre, c’est là qu’il aurait voulu rester. Mais le monde l’a arraché à cet amour. Le devoir, l’ordre, la pression divine ou politique, peu importe. Le fait qu’elle était déjà mariée. Il n’a pas choisi. Il a dû partir.

Et ce départ, c’est une fracture qui ne se refermera jamais. Arthur ne s’en remettra pas. Il n’essaiera même pas vraiment. À partir de là, il n’espérera plus aimer, mais seulement servir. Il va chercher, à travers le royaume, le Graal, la table ronde, une cause à la hauteur du manque. Une cause qui donnerait un sens à son effondrement intime. Une cause qui légitimerait sa tristesse. Une mission qui justifierait sa solitude. Mais autour de lui, il y avait de l’amour. Il y avait Guenièvre, maladroite, fantasque, absente parfois, mais là. Il y avait Perceval et Caradoc, décalés, idiots souvent, mais là. Il y avait Merlin, bancal, mais là et fidèle depuis l’enfance. Tous ces êtres déclassés, affectifs, attachants, aimaient Arthur pour ce qu’il était, et non pour ce qu’il représentait. Ils ne lui demandaient rien d’autre que de rester avec eux, de rire un peu, de s’asseoir à table.

Mais Arthur ne les voit pas. Ou plutôt, il ne veut pas les voir. Ils ne ressemblent pas à ce qu’il a perdu. Ils sont trop loin de son image d’un amour romain, d’un royaume romain, d’un monde romain. Trop chaotiques. Trop humains. Alors il les méprise doucement, il les laisse à la marge, il les pousse dehors. Et quand ils sont partis, ou trahis, ou trop fatigués, il reste seul avec sa mission. Et cette mission, devenue pure abstraction, devient une fuite. Le Graal n’est plus un objet sacré : il est un cache-misère. Un écran. Une obsession qui permet de ne pas penser à ce qu’on n’a pas su aimer, à ce qu’on n’a pas su recevoir. Arthur ne cherche pas le salut : il cherche à ne pas s’effondrer. Ce faisant, il est dans une sorte de déni du réel.

C’est peut-être cela, la plus grande tristesse de Kaamelott. Ce n’est pas l’échec d’un roi. C’est la solitude d’un homme qui ne sait plus voir l’amour autour de lui, parce qu’il est resté fixé à l’image de celui qu’il a perdu. Et au fond, ce que cette histoire nous dit, ce n’est pas qu’il ne faut pas chercher le Graal. Mais qu’avant de partir en quête, il faut peut-être apprendre à voir ce qui est déjà là. Le pain tiède. La main tendue. Le rire mal placé. Le lien.

Conclusion : ce qui sauve

Arthur a voulu bien faire. Il a cru qu’il fallait répondre à l’appel, tenir bon, mériter ce qu’on lui avait confié. Il a cru que sa légitimité venait d’en haut : des dieux, d’Excalibur, de la mission. Il a cru que sa grandeur dépendait de sa capacité à porter le poids du monde, à tenir un royaume debout à la seule force de sa volonté. Et pour cela, il s’est effacé. Il a donné. Il a tenu. Jusqu’à s’oublier lui-même. Mais peut-être faut-il le dire autrement : Arthur n’a pas seulement voulu accomplir un destin. Il a voulu compenser un vide. Il a voulu donner un sens à ce qu’il avait perdu. Il a remplacé un amour arraché par une mission sacrée. Il a échangé une femme contre une quête, un lien contre un idéal. Non pas parce qu’il méprisait l’amour, mais parce qu’il pensait qu’un Graal valait mieux qu’un repas tiède partagé dans la maladresse. Parce qu’il croyait que la mission le consolerait.

La mission ne console pas. Elle isole. Elle exige. Elle consume. Et elle finit, parfois, par dévorer ceux qui la portent.

Il y avait autour de lui des êtres qui l’aimaient. Mal, peut-être, mais vraiment. Ils n’étaient pas brillants. Ils n’étaient pas utiles. Ils n’étaient pas saints. Mais ils étaient là. Ils étaient vrais. Et Arthur, les yeux tournés vers un royaume rêvé, ne les a pas vus. Il a préféré chercher un Graal lointain plutôt que de s’asseoir à la table où l’on l’attendait déjà. C’est cela que Kaamelott donne à entendre, au-delà de ses gags, au-delà même de sa beauté tragique : ce ne sont pas les dieux qui sauvent. Ce n’est pas la mission. Ce n’est pas la pureté, la compétence ou la grandeur. Ce qui sauve, c’est ce qui reste quand tout s’effondre : la fidélité silencieuse, la tendresse sans éclat, la présence absurde et tenace de ceux qui ne partent pas.

Ce qui sauve, c’est parfois celui qui ne comprend rien, mais qui reste. Celle qui n’ose pas parler, mais qui attend. Celui qu’on a méprisé, et qui tend encore la main. Ce n’est pas ce qu’on fait qui donne un sens à ce qu’on vit, c’est avec qui on le vit. Et moi, dans cette histoire, je reconnais mes propres égarements. J’ai poursuivi une mission. J’ai voulu répondre à un appel, pour combler des manques. J’ai cru que je devais mériter une vie juste en me mettant au service d’un idéal. Et ce faisant, j’ai parfois regardé ailleurs quand on me tendait la main. J’ai confondu le chemin avec la gloire, fut-elle divine, et j’ai oublié qu’il n’y avait de chemin que s’il est habité.

Alors je veux retenir cela : que peut-être, la vraie quête n’est pas celle d’un objet, ni même d’un sens. Mais celle d’un lien. D’un feu. D’un repas partagé. D’une parole échangée, même bancale. Peut-être que le Graal, ce n’est pas ce que l’on trouve au bout. C’est ce qu’on reconnaît, enfin, quand on se retourne. Et si c’était ça, l’appel des dieux ? Non pas de réussir, non pas de s’élever, non pas de briller, mais simplement de ne pas trahir ceux qui nous aiment encore. D’être avec eux, dans le lien nu.

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