Matthieu 25 et la parabole du jugement des nations

Dans le cadre de la rencontre annuel des permanents ou j’ai passé deux jours avec mes collègues, nous avions comme consigne de prendre un verset biblique qui fonderait la vision que nous nous faisons de notre mandat. J’ai choisi Matthieu 25, 40 : Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits, c’est à moi que vous l’avez fait. Voici une esquisse qui vient expliciter mon choix.

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Un évangile de l’altérité radicale

La parabole du jugement des nations, en Matthieu 25, ne parle pas de foi. Elle ne parle même pas de Dieu, ou alors, pas comme on l’entend d’ordinaire. Ce qu’elle met au centre, ce n’est ni la croyance, ni l’appartenance, ni le mérite. C’est la relation. C’est le lien qui se tisse avec l’autre, surtout quand cet autre est en position de vulnérabilité : celui qui a faim, celui qui a soif, celui qui est nu, malade, étranger ou en prison. Ce texte me rejoint parce qu’il déplace le sacré : il ne le situe ni dans le temple ni dans le ciel, mais dans le visage de l’autre. Pas un autre idéalisé. Un autre réel. Fragile. Exposé.

« Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits… »

Il y a là, en filigrane, ce que certains appellent le divin, pas comme une personne extérieure, mais comme un surgissement intérieur, une lame de fond silencieuse, qui traverse l’expérience humaine quand elle devient vraie, nue, radicalement ouverte.

Comme aumônier, je n’apporte pas de réponse. Je n’ai pas de vérité à défendre. Je m’approche. Je me tiens là, auprès. C’est là que bien souvent, quelque chose se manifeste. Pas un ajout. Pas une révélation spectaculaire. Plutôt une densité soudaine. Une parole qui fait trembler. Un regard qui se charge. Une absence qui prend toute la place. L’essentiel ne se joue pas dans ce que l’on croit, mais dans la manière dont on se rend présent à l’autre. Et dans cette présence-là, quelque chose d’invisible peut apparaître. Non pas comme un objet que l’on saisirait, mais comme une qualité de lien. Un tremblement.

Je ne parle pas ici de religion. Je parle de ce qui survient, parfois, quand un être humain en rencontre un autre, sans projet, sans intention de convaincre, sans masque. Et que dans cet espace nu, quelque chose de plus vaste se laisse deviner. Pas comme une preuve, mais comme une trace. Une intensité. Un silence qui parle.

On pourrait dire, avec Lévinas, que l’éthique précède le religieux. Que ce n’est pas parce qu’on croit qu’on est convoqué à l’autre, mais parce que l’autre me regarde (ou m’échappe) que quelque chose comme un sens se lève. Le visage de l’autre n’est pas un objet : il est un appel. Une mise en question. Une mise en route. Et parfois, cet appel a une force que certains nomment « divine », non parce qu’elle viendrait d’ailleurs, mais parce qu’elle déborde tout ce qu’on croyait savoir.

Un appel à l’action et non à la conversion

Ce qui me frappe dans cette parabole, c’est qu’elle ne parle jamais de foi. Pas une seule fois, on ne demande aux personnes rassemblées : « As-tu cru ? » Ni : « As-tu prié ? » Ni : « À quelle Église appartiens-tu ? » Le critère n’est pas doctrinal. Il est relationnel. C’est seulement à ses fruits que l’arbre est reconnu.

« J’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger. J’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire. »

Et c’est tout.

Cela peut paraître anodin. Mais dans un univers religieux souvent obsédé par les frontières, entre ceux qui croient et ceux qui ne croient pas, obsédé par le cultuel parfois, ce déplacement est radical. Il ne s’agit plus de dire juste, de penser juste, de croire juste. Il s’agit de faire place à l’autre. D’être présent à sa soif. À sa peur. À sa solitude.

Et c’est là que je reconnais ma place d’accompagnant. Non pour convertir ou transmettre un message, mais pour faire exister un espace où l’autre peut respirer. Se dire. Se retrouver. Quelle que soit sa spiritualité ou sa croyance (ou son absence de croyance). Un espace où quelque chose peut se remettre en mouvement. Parfois. Pas toujours. Et c’est bien ainsi.

Une théologie de l’immanence

Il n’y a pas, dans cette parabole, de ciel qui se fend ni d’intervention divine spectaculaire. Pas de tonnerre ni de feu. Rien de ce que certaines traditions attendent pour reconnaître le sacré. À la place, des gestes simples : un verre d’eau, un vêtement tendu à qui est nu, une visite en prison, un accueil offert à l’étranger. Des gestes presque invisibles. Et pourtant, dit le texte, c’est là que se joue l’essentiel. Pas dans la grandeur. Pas dans l’ailleurs. Mais dans le lien.

On ne cherche plus la transcendance en dehors du monde, mais on la reconnaît dans le monde même, quand une relation se noue, quand une présence s’ouvre, quand un être humain est accueilli non pour ce qu’il représente, mais pour ce qu’il est. Je ne suis pas là pour faire entrer le divin dans les chambres d’hôpital. Je suis là pour habiter le réel avec suffisamment d’attention pour percevoir ce qui, parfois, déborde. Pour avoir le temps de prendre le temps. Et dans certains moments, je perçois qu’il n’y a rien à ajouter. Que la profondeur est déjà là. Qu’il suffit de l’écouter.

Maurice Bellet dit qu’à la rencontre, Dieu ne s’ajoute pas. Il se manifeste. Une qualité de présence qui ne s’impose pas. Une circulation douce, entre les mots, dans les silences, dans les gestes. Pas besoin de l’expliquer. Pas besoin de l’imposer. Car même celui ou celle qui ne croit en rien de religieux peut l’éprouver : ce sentiment de bascule, de densité, d’être tout à coup pleinement là, avec l’autre.

Un sacré sans étiquette. Une lumière qui ne dit pas son nom.

Une remise en question des pouvoirs institués

Dans cette parabole, il n’est jamais question de hiérarchie. Personne n’est présenté comme supérieur à un autre. Il n’y a pas les élus contre les égarés. Pas les « bons croyants » contre les « païens ». Le critère du discernement n’a rien à voir avec les appartenances visibles. Aucun statut ne protège. Aucune fonction ne justifie. Ce n’est pas l’ordination qui sauve. Ce n’est pas la place dans l’institution. Ce n’est pas la théologie, ni la liturgie. C’est le soin donné ou refusé à l’autre.

Ce renversement me paraît profondément politique. Il met à nu la logique de domination qui traverse tant de sphères religieuses, sociales, culturelles. Il retire à ceux qui croient bien le droit de juger ceux qui croient autrement, ou qui ne croient pas. Et il place les oubliés, les relégués, au centre du récit.

Ce n’est pas un hasard si ceux que le texte appelle « les brebis » ne comprennent même pas qu’ils ont accompli quelque chose. Ils n’ont pas cherché à bien faire. Ils ont simplement été présents. Ils ont agi dans une éthique spontanée du soin. C’est cela qui est relevé. Et c’est cela qui, à mes yeux, fonde la seule légitimité possible : celle du lien, de l’attention, de la solidarité concrète.

Mon travail d’aumônier s’inscrit volontairement en dehors de la logique de pouvoir. Je n’ai pas besoin de parler au nom d’une institution. Je n’ai pas besoin d’être mis à part. Je suis là pour faire place. Pour rendre la parole à ceux qu’on n’écoute plus. Pour reconnaître la dignité là où certains ne voient que faiblesse. Ce reversement, c’est peut-être le changement de regard dont aurait besoin l’institution.

Une pédagogie du regard

La parabole du jugement, ce n’est pas seulement un récit éthique. C’est aussi une pédagogie du regard. Elle commence par une scène de séparation, mais très vite, elle devient une question : As-tu su voir ? Pas : as-tu cru ? Pas : as-tu compris ? Mais : as-tu vu l’humain devant toi ? Car c’est cela qui frappe dans le récit : ceux qui ont agi ne savaient pas qu’ils accomplissaient quelque chose de sacré. Ils n’ont pas obéi à une loi religieuse. Ils ont vu une personne, et cela leur a suffi.

Voir vraiment, c’est laisser l’autre exister. Le reconnaître comme un sujet. Pas comme un objet de soin. Pas comme un patient. Pas comme un cas. Mais comme un être porteur de sens, de mémoire, de choix, même dans la plus grande vulnérabilité. Mon travail d’aumônier est une tentative d’ouvrir cet espace. Un espace où la personne peut voir ce qui fait sens pour elle. Voir ce qu’elle traverse, ce qui la porte, ce qu’elle veut, ou ce qu’elle ne veut plus. Cela suppose une écoute qui ne cherche pas à enseigner, mais à éveiller. Une posture qui ne juge pas, mais qui accompagne le mouvement intérieur.

Cette pédagogie du regard n’est pas nouvelle. Elle traverse toute la tradition biblique. Déjà les prophètes de l’Ancien Testament s’en faisaient l’écho. Ils refusaient les rites sans éthique. Amos fait dire :

« Je hais vos fêtes, je méprise vos assemblées. Ce que je veux, c’est que le droit jaillisse comme un torrent, et la justice comme un fleuve puissant. » (Amos 5)

Et Ésaïe :

« Ce que je veux, ce n’est pas que vous jeuniez, mais que vous brisiez les chaînes de l’injustice. » (Es 58)

C’est dans cette lignée que s’inscrit l’Évangile tel que je le comprends. Et que Matthieu 25 prend tout son sens. Il n’est pas un appel à croire dans une figure divine abstraite, mais un appel à aimer concrètement, dans la chair du quotidien, dans les plis du réel. Un appel qui trouve sa pleine expression dans ce que Jésus nomme le plus grand commandement :

« Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »

Rien de plus. Rien de moins.

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