Le commandement nouveau – point de tension avec le refus de l’autorité.

Un ami m’a interpellé suite à un précédent billet. Il pointait ce qui lui semblait une tension : comment concilier l’idée d’un “commandement nouveau”, tel que Jésus l’énonce, avec une posture anarchiste qui refuse toute autorité ?

C’est une remarque juste, et je l’entendais déjà en arrière-fond en écrivant. Je savais que ce mot (commandement) serait un point sensible. Un mot trop lourd, trop chargé, trop vertical, pour qu’on le laisse passer sans sourciller. Et pourtant, il est là, dans les textes. Il faut bien le recevoir, le travailler.

Je ne cherche pas à résoudre toutes les contradictions. Je ne fais pas de ma lecture une vérité. Je ne m’inscris dans aucun système clos, ni dans une doctrine figée. Mon approche de l’anarchisme est éthique, existentielle, relationnelle. Elle refuse la domination, mais elle n’impose pas une pureté idéologique. Elle prend position, oui — mais à partir du vécu, du lien, de la matière du texte et de la vie.

Chaque interprétation vient avec ses points d’appui, ses lignes de fuite, ses zones d’inconfort. Celle-ci ne fait pas exception. Le mot “commandement” est un point de tension. Mais c’est précisément parce qu’il est tendu, exposé, traversé d’ambiguïté, qu’il mérite qu’on s’y attarde. C’est ce que je propose ici : revenir à ce mot, non pour le défendre, mais pour le retourner. Voir s’il peut encore dire quelque chose, sans commander.

Un juif qui parle à des juifs

Ce qui me frappe, quand on s’arrête un instant sur cette histoire de “commandement nouveau”, c’est que le mot, aussi problématique soit-il pour nos oreilles modernes (et pour mes convictions anarchistes), n’est pas posé là par hasard. Jésus ne s’adresse pas à un public neutre, universel, ou théorique. Il parle à des hommes profondément enracinés dans la culture juive de leur temps, pour qui la notion de commandement (mitsvah en hébreu, entolē en grec) est un repère spirituel, identitaire, existentiel.

C’est un mot lourd, chargé d’une longue tradition. Il renvoie directement aux prescriptions de la Torah, à cette Loi fondatrice transmise à Moïse et qui structure la vie d’un peuple depuis des siècles. Dans ce contexte, demander quel est “le plus grand commandement”, ce n’est pas une question en l’air : c’est une question sérieuse, posée à un rabbi, dans le cadre d’un débat théologique de l’époque.

Et Jésus y répond dans le langage de son interlocuteur. Il ne rejette pas la question. Il ne déconstruit pas la logique de la Loi de manière frontale. Il entre dans le cadre, mais pour en déplacer le centre. Il ne remplace pas la Loi par une autre, plus spirituelle ou plus intérieure. Il fait autre chose : il redirige l’attention. Ce qu’il nomme “le plus grand commandement” n’est plus une règle. Ce n’est pas un interdit, ni un précepte à suivre à la lettre. Ce n’est même pas, à proprement parler, une obligation. C’est un appel. Un déplacement. Une mise en relation.

« Tu aimeras ton prochain comme toi-même.”

Autrement dit : ce qui accomplit la Loi, ce n’est pas l’obéissance, mais la relation. Ce n’est pas l’observance, mais l’amour. Pas l’amour comme sentiment. L’amour comme acte. L’amour comme attention à l’autre, comme geste de mise à égalité, comme refus de la hiérarchie : soi et l’autre au même niveau. Dans cette parole, la Loi se désenclave. Elle cesse d’être une liste de prescriptions pour devenir une orientation de vie, un mouvement vers l’autre, une éthique de l’altérité. Et c’est précisément là que réside, à mon sens, la subversion douce mais réelle opérée par Jésus.

Il ne casse pas la structure religieuse d’un coup. Il y glisse autre chose. Une parole qui garde la forme du commandement, mais en vide la logique d’autorité, pour y insuffler un autre souffle : celui de la rencontre.

Un mot retourné : le commandement désamorcé

Ce que Jésus fait avec ce mot , c’est tout sauf anodin. Il ne le rejette pas, mais il le retourne. Il en garde la forme, la solennité, le poids symbolique… mais il en désactive la charge autoritaire Il ne commande pas au sens classique. Il ne contraint pas. Il n’exige pas l’obéissance, même si le mot pourrait le laisser croire. Il parle depuis une autre logique. Une logique de relation, non de soumission. Ce qu’il énonce n’est pas une loi nouvelle à appliquer, c’est une orientation à vivre.

Il dit “vous aimerez”, et non “vous devez aimer”. Il ne dresse pas un devoir. Il trace une direction. Il parle comme quelqu’un qui ouvre un passage, pas comme celui qui garde la porte. En gardant ce mot, justement ce mot, il parle à ceux qui ne peuvent entendre que dans ce langage-là. Il ne méprise pas leur cadre, mais il sème autre chose à l’intérieur. Il utilise le langage de la Loi pour faire passer une autre dynamique : une dynamique d’égalité, de soin mutuel, de fraternité.

Ce n’est plus un commandement au sens de l’ordre, mais un appel au sens du lien. Un geste de désarmement. Une parole qui renonce à l’emprise, mais qui garde l’intensité. Et cela change tout. Là où un commandement ordinaire désigne un supérieur qui parle à un subordonné, celui de Jésus pose les termes d’une réciprocité radicale. Aimer “comme soi-même”, c’est se mettre à égalité. C’est refuser toute prétention à dominer, à moraliser, à guider de l’extérieur. C’est affirmer que l’éthique ne se décrète pas. Elle se vit dans l’entre-deux, dans ce qui circule entre deux vulnérabilités.

En ce sens, on pourrait dire que le “commandement” de Jésus ne fonde pas une religion, mais une éthique désarmée. Il ne structure pas une nouvelle Loi, mais il désacralise la verticalité. Et si l’on veut continuer à parler d’“autorité”, alors ce ne peut être que celle qui naît d’une rencontre, jamais d’une position. On retrouve cette même dynamique dans l’évangile de Jean, au moment où Jésus dit à ses disciples :

“Je vous donne un commandement nouveau : aimez-vous les uns les autres.” (Jean 13,34)

Ici encore, le mot “commandement” est utilisé. Mais il est délibérément vidé de toute fonction hiérarchique. Il ne sert pas à codifier, à contrôler, à séparer le pur de l’impur. Il sert à mettre en relation, à ouvrir un entre, à fonder une communauté non pas sur l’identité ou la doctrine, mais sur l’attention réciproque. Le “commandement nouveau”, c’est celui qui ne commande plus. C’est une parole adressée à des amis, non à des subordonnés. Une parole offerte, pas imposée. Et c’est peut-être cela, le plus neuf : non pas le contenu (l’amour du prochain), mais la manière dont il est énoncé. Non plus comme Loi, mais comme trace vivante d’un lien qui se fait dans l’écoute.

L’autorité renouvellée

Il y a bien quelque chose comme une autorité dans les paroles de Jésus. Mais elle ne ressemble en rien à ce qu’on appelle habituellement ainsi. Elle ne repose ni sur une fonction, ni sur un statut, ni sur une supériorité. Elle n’impose rien, ne s’impose pas. Elle ne tire pas sa légitimité d’un ailleurs ou d’un au-dessus. Elle n’habite aucun trône.

L’autorité chez Jésus — si l’on tient à garder ce mot, ce que je ne fais pas pour moi puisque ses interlocuteurs ne sont pas appelés serviteurs mais amis — est événementielle. Elle advient dans l’écoute. Elle se déploie dans la relation, à la faveur d’une parole qui ne cherche pas à dominer mais à faire naître. Elle ne réside pas dans celui qui parle, mais dans ce qui se passe entre les personnes. Elle n’est pas un attribut, mais un surgissement, un phénomène fragile, imprévisible, insaisissable.

Elle traverse, elle relie, elle éclaire un instant, comme un feu allumé dans le silence d’une conversation vraie. Elle n’oblige pas : elle met en mouvement. Elle ne contraint pas : elle réveille. Et dès qu’on tente de la fixer, de l’instituer, de la revendiquer, elle se retire. C’est pourquoi le “commandement nouveau” ne crée pas une nouvelle soumission. Il transforme la soumission à une autorité verticale en une soumission mutuelle. Il ne parle plus depuis un lieu surplombant. Il met chacun à égalité devant l’autre, dans cette zone de fragilité et de confiance où l’on se laisse toucher, déplacer, enseigner, par l’autre, et non par une règle.

La hiérarchie est désamorcée. La verticalité se défait. Ce qui reste, c’est une circulation de présence, un tissage de liens. Et dans ce tissage, une forme d’autorité peut apparaître, non pas comme pouvoir, mais comme résonance. Non pas comme ordre, mais comme appel. Non pas comme devoir, mais comme désir de rejoindre l’autre là où il est.

Jésus ne parle pas comme un chef. Il parle comme un frère, un ami, un compagnon de route. Il sait à qui il s’adresse. Il reprend les mots connus, mais en modifie la charge. Il garde le mot “commandement”, non pour renforcer l’autorité, mais pour ouvrir une brèche dans le système qui le porte. Et dans cette brèche, il place un visage. Le visage de l’autre. Il ne nous dit pas quoi faire. Il nous invite à écouter. Pas lui, mais ce qui surgit dans la rencontre.

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