
Ce billet sur l’assistance au suicide fait suite à un premier et s’en veut être une extension qui propose une grille de lecture. Celle-ci n’est pas figée, elle est une porte ouverte de réflexion. Elle n’a pas de prétention à l’exactitude, c’est une hypothèse. Cette teneur hypothétique se veut être une invitation à l’échange (respectueux) en commentaire ci-dessous sur sa pertinence ou non.
Et si le vrai problème était ailleurs ?
Je vais avancer une hypothèse. Elle n’est pas prouvée. Elle n’est pas universelle. Mais, elle vient de mon terrain. De ces lieux de fin de vie où l’on accompagne plus qu’on ne guérit. Où l’on veille davantage qu’on ne soigne. Une hypothèse que j’ai forgée au fil des rencontres, des silences, des mains posées sur d’autres mains. Au fil des jours, dans les couloirs et dans les chambres des EMS.
La voici : si les personnes âgées, placées en institution, étaient vraiment entourées, si elles étaient visitées, écoutées, aimées, reliées à leur histoire et à celle de leurs proches, elles ne feraient pas (autant) appel à l’assistance au suicide.
Je n’ai pas de chiffres à donner. Je n’ai pas d’étude à citer. Mais, j’ai des visages en mémoire. Beaucoup. Des visages qui attendent. Qui espèrent. Qui se résignent. J’ai vu cette solitude, massive, tranquille, institutionnalisée. J’ai vu des personnes dont la semaine est rythmée par les soins, les repas et une demi-heure de visite quand tout va bien. J’ai vu des femmes et des hommes vieillir dans des lieux propres, fonctionnels, bienveillants parfois, mais où plus rien ne fait lien.
J’ai vu des appels sans réponse, des regards sans miroir, des anniversaires sans invités. Et au bout de cette solitude, parfois, quand la maladie est là, quand la douleur est trop présente, une demande. Pas une revendication tonitruante. Une parole discrète, parfois presque honteuse : “Est-ce qu’on pourrait… partir ?” Pas pour en finir brutalement. Mais pour ne pas continuer ainsi. Pour reprendre la main sur une vie qu’on ne reconnaît plus, ou dont on ne voit plus l’horizon.
Et si ce n’était pas la mort en soi qu’ils demandaient ? Mais quelque chose comme une mort qui aurait du sens, une mort reliée, partagée, à hauteur d’amour ? Surtout, une mort dans laquelle ils auraient le sentiment de se sentir dignes. Et si l’on pouvait entendre dans ces demandes : je ne veux plus mourir seul ? Où plutôt : je ne veux plus vivre seul.
Le lien comme soin, le lien comme sens
C’est là que se joue, peut-être, l’essentiel. La demande d’en finir n’est pas toujours un refus de vivre, mais un refus de continuer à vivre sans lien. Un refus de devenir purement fonctionnel. De continuer, sans être vraiment là. D’être maintenu debout quand il n’y a plus rien ni personne pour qui se tenir droit.
On parle beaucoup de la dignité, de la douleur, de la dépendance. Mais on parle trop peu de ce qui fait tenir une vie ensemble : le lien, le tissu vivant, la mémoire partagée, le sentiment d’avoir encore une place dans le monde. Une existence ne se prolonge pas seulement par perfusion ou par décision médicale : elle se tient dans et par les autres, dans le regard d’un enfant, dans la voix d’une sœur, dans le rire d’un petit-fils. Quand ces liens se délitent, que reste-t-il ? Une chronologie biologique, peut-être. Mais pour beaucoup, plus vraiment une vie.
Je ne dis pas que toutes les demandes de mourir sont causées par la solitude. Certaines viennent d’une douleur physique trop difficile à soutenir, d’une maladie dégénérative, d’un diagnostic sans appel. Mais même là, ce qui rend la douleur insupportable, ce n’est pas seulement sa force brute — c’est l’absence de sens, l’effondrement du lien, l’impression que plus rien ne répond.
On croit parfois que c’est le corps qui lâche. Mais souvent, c’est le monde autour qui s’est retiré en premier. C’est ce qu’on appelle poliment “le placement”. On dit “il est bien entouré” parce qu’il y a un cadre, une chambre, une équipe soignante. Mais être entouré, ce n’est pas être logé, lavé, nourri. C’est être attendu quelque part. C’est que quelqu’un pense à vous, vous appelle, ait besoin de vous, même encore un peu. Même fatigué. Même affaibli. Si l’on redonne cela, le sentiment d’être encore en lien, d’être encore utile, d’être encore aimé, alors peut-être que la demande de mourir s’atténue. Non pas parce que la douleur disparaît. Mais parce que quelque chose revient : la sensation d’avoir encore un rôle à jouer dans la vie des autres.
Je suis frappé, depuis toutes ces années, par l’impact d’un geste simple : qu’un petit-enfant vienne lire une histoire, que des photos soient accrochées au mur, qu’une lettre soit lue à haute voix, qu’un repas soit partagé dans la chambre. Ce sont de petites choses, en apparence. Mais elles disent : tu es encore quelqu’un pour moi. Et cela, parfois, « vaut tous les antidouleurs du monde« . Parole d’une patiente.
Capitalisme, rentabilité et solitude organisée
« Je ne sers plus à rien. » C’est une phrase que j’entends souvent. Trop souvent. Murmurée à demi-mot dans une chambre d’EMS. Lâchée avec un sourire triste, ou parfois avec une rage contenue. Elle ne dit pas seulement la fatigue du corps, ou le sentiment d’approcher de la fin. Elle dit l’arrachement au lien, la relégation sociale, la perte de place dans le monde. Elle dit : je ne compte plus pour personne. Et ce n’est pas une illusion. Ce n’est pas un trouble passager de l’estime de soi. C’est un effet d’organisation collective. Car tout dans notre société prépare les personnes âgées à cette sensation de n’être plus qu’un poids. Plus rentables. Plus désirables. Plus compétentes. En marge du monde actif.
Dans d’autres cultures, la vieillesse est source d’autorité, de transmission, de mémoire. Les anciens sont les gardiens du savoir, les piliers de la parole. Mais chez nous, le capitalisme a tout absorbé : même le temps, même la vieillesse, même la dépendance. Ce qui ne produit plus, ce qui ne consomme plus, ce qui ralentit la cadence, est mis à l’écart. Poliment. Efficacement. Rentablement.
Alors, on institue. On place. On encadre. On délègue à des professionnels (souvent admirables, mais débordés), ce qui relevait autrefois du tissu familial, du soin mutuel, de l’intergénérationnel. Et on dit : “Il est bien encadré.” Non, il est seul. Seul dans une chambre normée, propre, standardisée, qui répond aux normes sanitaires, mais pas aux besoins d’appartenance.
L’institution n’est pas toujours le problème en soi. Ce qui l’est, c’est le système dans lequel elle s’inscrit : un système qui a fait de l’EMS une solution rationnelle, logistique, rentable pour les caisses, mais également pour les familles, qui n’ont souvent ni le temps, ni les moyens ni l’espace intérieur pour garder leurs anciens chez eux. Il ne faut pas culpabiliser les proches. Il faut voir le cadre idéologique qui les y pousse : le temps, dans notre monde, ne doit pas être donné, mais optimisé. Le soin devient un luxe. Le lien, un sacrifice.
On ne se rend pas compte de ce que ce système produit, dans les esprits et dans les corps : le sentiment profond d’inutilité. Et dans un monde dans lequel on injecte un sens extrêmement important à l’utilité et la rentabilité perçue, ne plus servir à rien, c’est déjà commencer à disparaître. Voilà ce que produit le capitalisme : une hiérarchie des existences. Une valorisation des jeunes corps, productifs, dynamiques et une gestion discrète des corps vieillissants.
Le vieux devient un obstacle à la fluidité, à la mobilité, à la rentabilité. Alors, on le place. On ne l’abandonne pas, bien sûr. On s’occupe de lui. On le soigne. Mais on ne le regarde plus. On ne l’écoute plus. On ne l’attend plus. Il devient quelqu’un dont on prend des nouvelles, mais plus quelqu’un dans la vie de qui on se construit. Et tout cela se fait sans violence apparente. En douceur. En surface. Avec les mots du soin, les mots du confort, les mots de la rationalité. Mais au fond, c’est une logique d’effacement. Une logique économique, culturelle, presque invisible. Et pourtant, elle est là, chaque fois qu’une personne me dit : je ne sers à rien.
Pascal disait : tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre. Peut-être que tout le malheur de nos anciens vient de notre incapacité à demeurer dans la leur. À rester. À nous poser. À ne pas céder à l’appel constant du divertissement, du mouvement, de la fuite en avant. À oser habiter la lenteur avec eux, au lieu de chercher toujours le prochain plaisir, la prochaine distraction.
Nous avons construit un monde dans lequel l’épanouissement personnel est devenu l’un des biens souverains. Et dans ce monde, le vieillard ralentit. Il rappelle le temps. Il dérange la fuite. Alors on le place, pour pouvoir continuer de courir. Mais on oublie que dans ce geste, on perd aussi une part de nous-mêmes : celle qui sait encore écouter, transmettre, s’asseoir, aimer sans gagner. Quelle tristesse d’entendre dans la bouche de nos aînés, lorsqu’ils parlent de leurs enfants, des phrases comme : « il faut les comprendre, ils n’ont pas le temps« .
Conclusion – Pour un vrai choix, jusqu’au bout
Je suis pour le droit de chacun à faire appel, s’il le souhaite, à l’assistance au suicide. Je crois que ce droit est légitime. Et qu’il devrait être reconnu, encadré, respecté. Parce que certaines souffrances, certains parcours, certaines solitudes rendent la poursuite de la vie tout simplement invivable. Et qu’aucune loi, aucune morale, aucune institution ne devrait pouvoir imposer la vie à ceux qui n’en peuvent plus.
Mais je crois aussi que trop de demandes d’assistance au suicide naissent dans le vide. Dans l’absence. Dans une fatigue qui n’est pas que physique. Dans une impression de ne plus compter pour personne. De n’avoir plus de rôle, plus de place, plus d’utilité, ni dans le cercle familial, ni dans la société.
Et c’est cela que je veux nommer ici. Ce qui me frappe, dans les chambres d’EMS, ce n’est pas tant la volonté de mourir. C’est la perte de lien. La lente disparition de tout ce qui fait encore relation. Ce n’est pas tant la douleur, que l’impression d’être devenu inutile, invisible, encombrant. Ce n’est pas tant le souhait de ne plus vivre, que celui de ne pas finir effacé.
Alors oui, je suis pour le droit de mourir. Mais je suis aussi, et d’abord, pour le droit de vivre entouré, de vivre relié, de vivre en comptant encore pour quelqu’un. Je l’ai dit, ce billet est une hypothèse de pensée, que je résumerais ainsi : je pense qu’avant de débattre du moment où l’on peut partir, il faudrait avoir le courage de regarder en face les conditions dans lesquelles on fait vivre les plus âgés d’entre nous.
Et de se demander si l’appel à EXIT, dans le contexte de la gériatrie, n’est pas, trop souvent, un appel à nous. Refuser à quelqu’un le droit de partir dignement, quand c’est nous, collectivement, par le système que nous avons bâti, qui avons asséché les liens qui donnaient sens à sa vie, c’est un non-sens cruel. Je trouve cela d’une totale incohérence, voire d’une hypocrisie sans nom. C’est comme reprocher à quelqu’un de vouloir quitter une maison que nous avons vidée de toute chaleur.
[…] À part ça, j’ai trouvé ton billet d’hier assez juste. Je m’y attendais pas trop, mais ça a fait écho en moi pour différentes choses, […]
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