L’originalité comme miroir de l’uniformisation

Depuis que j’évolue dans l’église, j’entends souvent à mon endroit que j’ai « un profil intéressant » ou « original », « particulier ». Et je n’ai jamais vraiment su quoi faire de ces qualificatifs. Il est vrai que je ne viens pas du monde académique ni n’ai suivi une formation initiale interne à l’église. Je ne suis pas lettré. J’ai certes un CAS que j’ai pu suivre du fait de mon expérience professionnelle, mais mon diplôme le plus haut autrement se trouve être une maturité technique post-CFC. Je suis d’une sensibilité politique anarchiste, j’écoute des musiques qualifiées d’alternatives, voire d’extrêmes (tout est une question de référentiel). Je suis en même temps attaché à mon terroir et férue de pop culture.

J’entends bien que ce profil peut être qualifié d’original. Mais cela soulève deux question chez moi : comment je dois entendre ce qualificatif ? Et est-ce que c’est véritablement de moi que l’on parle lorsque l’on dit cela ?

La première question d’abord : comment le recevoir. Original, particulier et intéressant… des mots fourre-tout, des lieux communs, des poncifs ou des signifiants vide qui peuvent vouloir dire tellement de choses différentes. Est-ce que c’est un compliment poli, qui dirait « tu nous fais du bien parce que tu amènes quelque chose de différent » ? Est-ce que c’est une mise à distance douce qui dirait en substance « tu ne rentres pas dans nos catégories, alors on te range dans la case singulière pour ne pas avoir à t’intégrer pleinement« ? Un mot gentil qui révèlerait en réalité une barrière sociale ? Ou est-ce que c’est une ambivalence institutionnelle qui dirait « tu es précieux, mais on ne sait pas très bien comment te gérer » ?

Probablement un peu de tout cela à la fois en fonction de qui me parle. Mais en réalité, plus j’y pense et plus cette question m’indiffère : après tout, si les gens n’expriment pas explicitement ce qu’ils veulent dire, cela ne m’appartient pas totalement. Et je peux lâcher prise et continuer à faire la seule chose que je sais véritablement faire : être moi-même. Ce qui m’amène à la deuxième question : est-ce véritablement de moi que l’on parle ?

Dans un écosystème vivant, divers, créatif, polyphonique… je n’aurais rien d’original. Je serais juste un être humain parmi d’autres. Et c’est le cas dans la vie hors de l’église. Je suis Jérôme, qui interagit avec d’autres individus. Et le fait que je bosse en église, dans mon cercle social large, n’est pas vu différemment d’une autre activité. Un aumônier n’est pas si original lorsqu’il évolue au milieu de profils originaux, comme lorsque nous sommes attablés avec des amis qui sont respectivement graphiste, artiste, imprimeur, éducateur et électroplaste.

Ainsi j’affirme ceci : l’originalité n’apparaît que quand l’espace est devenu monocorde. Quand la norme est trop serrée, tout ce qui respire un peu plus, pense différemment, parle autrement, vit avec une autre densité, devient automatiquement étiqueté. En fait, ce que j’entends, ce n’est pas « tu es original ». C’est : « nous ne sommes plus habitués à une certaine pluralité ».

Et ici, mon propos déborde le cadre ecclésial et se veut plus général : qualifier quelqu’un d’« original » permet de le reconnaître mais sans se laisser déplacer ; l’apprécier mais sans ouvrir la porte au changement ; l’admirer ou le fustiger mais sans remettre en question la structure ; lui faire de la place même minime mais dans un couloir à part. C’est un tampon social qui permet de garder l’écosystème uniforme tout en intégrant une exception sans avoir à revoir le tout. Une note bleue dans une partition figée.

Les personnes « dans la norme » croient, et c’est logique, être la référence universelle. Elles pensent souvent : « C’est comme ça que les choses doivent être. » La norme n’a pas besoin de se justifier : elle est juste là, naturelle, évidente, silencieuse.

Constatant à quel point l’Église ne sait déjà pas toujours quoi faire de moi, alors que je suis, au fond, un type assez « normal », je comprends mieux pourquoi certaines spécificités viennent mettre à l’épreuve une inclusivité pourtant affichée. L’intégration de personnes touchées par des troubles psychiatriques (je le vois dans mon madat à la psychiatrie ambulatoire), l’accueil des personnes LGBTQIA+, ou encore la rencontre avec des personnes neurodivergentes, qui portent parfois d’autres manières de penser et d’être au monde, révèlent les limites d’un système très normé. Et si j’illustre cela avec l’Église, c’est parce que c’est mon terrain : mais la logique est exactement la même dans la société en général.

En fait, ces qualificatifs en disent moins sur moi que sur le cadre qui les produit. Quand un milieu me décrit comme « original », « atypique » ou « particulier », cela ne révèle pas une singularité extraordinaire de ma part : cela révèle surtout à quel point la norme interne s’est rétrécie. Ce n’est pas ma différence qui est spectaculaire ; c’est l’uniformisation ambiante qui rend toute respiration un peu décalée.

Dans un espace pluraliste, je serais simplement un être humain parmi d’autres. Dans un espace très codifié, je deviens une anomalie (terme entendu dernièrement à mon endroit dans l’église). Et c’est cette bascule là qui dit quelque chose du fonctionnement institutionnel, qui me semble du coup plus à interroger qu’une prétendue originalité.

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