Chroniques d’un désaffilié – Dignity

Introduction

Vendredi 22 novembre 2024, nous nous sommes rendus avec Davide à la projection du film Dignity à Neuchâtel. Ce film était proposé par l’association du même nom qui « s’engage auprès des adultes ayant vécu des expériences de type abusif. L’association a pour but de sensibiliser, prévenir, écouter, libérer la parole et aiguiller les personnes ayant vécu des abus vers des sources d’aide permettant un processus de restauration intérieure avec Dieu.« 

Le film est un court métrage, documentaire, qui allie le témoignage de personnes victimes d’abus sexuels, la prise de parole d’experts, le tout habillé avec des chorégraphies. La personne principale autour de qui gravite tout ce projet est la psychologue chrétienne Margarita Fugger-Heesen. Elle est à l’origine du film, présidente de l’association Dignity et responsable du groupe de danse/louange « SIMRA ». Elle danse dans le film et a proposé une chorégraphie avec son groupe de danse en guise de prélude au film. La publicité pour l’association et le film a été, depuis juin, abondamment relayée dans les médias chrétiens, raison pour laquelle nous en avons entendu parler. Comme nous allons prochainement enregistrer une émission de notre podcast sur la thématique des abus en église, nous avons décidé de nous y rendre.

Si des choses justes sont à relever dans ce qui a été dit dans cette soirée, un point de tension fondamental s’exprime concernant la manière d’inclure Dieu dans le processus de restauration après une violence sexuelle ou un abus. Comme souvent, je pose une critique sur le « contenant » chrétien plus que sur le contenu. J’ajoute que la soirée n’est pas explicitement affichée comme d’obédience évangélique, mais que les partenaires du film (La FREE, Het-Pro, Radio R, Famille de foi, Innocence.ch, Start-up ministries, Réseau évangélique Suisse, etc.) sont pour la plupart des acteurs du monde évangélique, ou des entreprises dirigées par des chrétiens évangéliques. Le concept de Dieu qui se déploie est étroitement lié au Dieu présenté dans ce milieu. Il me parait essentiel de garder cet aspect en filigrane tout au long de la lecture, et je le reprendrai à la fin du billet en parlant du concept de Dieu déployé.

Comme on touche ici à un sujet sensible, celui des violences sexuelles, je vais tout d’abord m’atteler à bien décrire d’où je parle afin qu’il n’y ait pas de confusion dans la lecture de mon billet.

D’où je parle

Je parle certes en qualité d’ancien évangélique et désaffilié. Mais, disons-le d’emblée, je parle aussi du point de vue d’une personne ayant elle-même subi des violences sexuelles. Lorsque j’étais enfant, j’ai été abusé par un pédocriminel à côté de chez moi. Alors que je promenais mon chien, un petit cocker, en passant dans le sous-voie de la gare, un homme a abusé de moi. L’homme travaillait à côté de chez moi, sur les voies ferrées, et me voyait régulièrement me rendre à la gare. J’y allais quotidiennement, car je collectionnais les cartes téléphoniques, que j’allais chercher dans les cabines téléphoniques autour de chez moi. Il m’a approché en me disant qu’il avait une carte à me donner, m’a plaqué contre le mur du sous-voie et a abusé de moi, avant de s’en aller. Apeuré, je suis allé me réfugier dans le guichet de la gare. Paralysé par ce qui venait de se passer, j’ai attendu un moment, car je ne voulais pas retraverser le sous-voie pour retourner chez moi. L’heure avançant, la guichetière m’a annoncé qu’elle allait fermer le guichet et que je devais partir. J’ai alors pris mes jambes à mon cou sans demander mon reste. En rentrant chez moi, j’ai fondu en larmes dans les bras de mon père et lui ai immédiatement tout raconté. Le jour même, nous sommes allés à la police afin de déposer une plainte, et l’homme qui avait abusé de moi a été retrouvé et arrêté très vite. Je ne garde pas beaucoup de souvenirs de cet évènement tellement tout s’est passé très vite. La chose dont je me rappelle très bien, c’est qu’après que les zones génitales de mon corps a été ainsi touchée, je me suis senti sale. Avant d’aller à la police pour en parler, j’ai ressenti le besoin d’aller me doucher, chose inhabituelle pour l’enfant que j’étais qui avait plutôt tendance à fuir la salle de bains.

Cette expérience a teinté mon regard sur l’abus et a fait que j’ai par la suite rejeté violemment toute tentative d’abus à mon endroit lorsque j’en prenais conscience. Des années plus tard, alors que j’avais 18 ans, j’allais boire une bière au café du commerce de mon village. Avec un ami d’enfance, comme nous habitions loin de la ville, nous descendions parfois dans ce bar dans lequel nous côtoyions les piliers locaux. Ce soir-là, mon ami était absent, et l’un des piliers du bar, qui était aussi du village, était là. Il avait plus de 50 ans. Il est venu s’asseoir à ma table, m’a offert une première bière et a entamé la discussion. Son ton était bien plus sucré et mielleux qu’à l’accoutumée, et il me parlait de lui. Il a commandé une seconde bière et la discussion a commencé à tourner autour de la sexualité. Il a rapidement voulu commander une troisième bière, et c’est là que l’alarme a commencé à sonner à mon oreille : il essayait clairement de m’enivrer. J’ai refusé la bière et ai demandé une eau minérale à la place. Il a insisté en rigolant, en arguant que boire de l’eau, ce n’était pas drôle. Voyant que j’étais un peu méfiant, il a cessé d’insister et a commencé à me parler d’une expérience sexuelle que nous aurions eue les deux ensemble (ce qui était faux) l’année d’avant. C’est lorsqu’il a effleuré ma main avec la sienne que je compris qu’il essayait de me faire boire pour abuser de moi une fois que je serais ivre. Je me suis levé et je suis rentré chez moi sans rien dire. Sur le chemin du retour, même s’il n’avait pas réussi à m’abuser, j’ai ressenti corporellement le même sentiment de « souillure » que lorsque j’étais petit. Je suis rentré, et comme par réflexe, je suis allé me doucher. J’ai réalisé que la violence vécue enfant m’avait beaucoup plus marqué dans mon corps que ce que je pensais. Je n’avais pas de séquelles en soi, mais mon corps, lui, se rappelait la sensation. Après coup, en discutant avec un ami, j’ai appris que cet homme avait tenté la même chose avec lui et lui avait carrément proposé de le payer pour qu’il lui urine dessus. Nous nous sommes ensuite tenus à distance de cet homme.

Puis, il y a eu les nombreux abus spirituels que j’ai subis dans les églises évangéliques que j’ai côtoyées. (Ainsi que ceux subis par les patients que j’accompagne, dans les églises de différentes confessions, qui, s’ils ne me concernent pas directement, me touchent tout de même.) Même s’il ne s’agissait pas de violences sexuelles, les abus spirituels que j’ai subis ont provoqué des réactions instinctives du corps qui m’ont fait me sentir sale tout au long de mon parcours religieux évangélique. Dans le cadre des églises, de nombreuses personnes, en vertu d’une prétendue autorité spirituelle ou d’une autorité de fonction (pasteur, membres du conseil) ou de leur ancienneté, ont littéralement cherché à avoir une emprise sur moi et sur d’autres. Le pire, c’est que cette emprise recherchée l’était parfois en croyant que c’était juste et selon les plans de Dieu : untel a une autorité spirituelle, et le croyant doit simplement s’y soumettre. Comme dans le sous-voie, comme au bistrot, pour tout un tas de raisons, mais surtout pour ce que j’y ai subi et la manière avec laquelle j’ai été transformé en objet, je suis finalement parti en courant. C’est bien là le point commun entre toutes ces situations : à chaque fois, on a voulu me transformer en objet.

La soirée a donné la parole à des personnes ayant vécu des choses atroces, et je ne me permettrai évidemment pas de revenir sur ce que ces personnes ont dit et vécu. Leur témoignage leur appartient pleinement et je me refuse à me l’approprier. D’ailleurs, personne ne devrait le faire : s’approprier le témoignage d’une personne, encore plus lorsqu’il s’agit du témoignage d’un abus, c’est (re)faire de cette personne un objet. Toutefois, il est question ici d’une association et d’un film qui investissent le lieu de l’abus, à des fins certes louables, mais il y a de mon point de vue des choses à dire sur les méthodes et la dialectique utilisées, notamment sur la manière d’intégrer Dieu dans le processus de rétablissement.

Quelques mots sur la question de l’abus

Avant de déployer ma critique, quelques mots sur la notion d’abus, partagés à cette soirée et avec lesquels je suis pleinement d’accord.

Tout d’abord, il faut savoir que les violences sexuelles concernent un grand nombre de personnes et qu’il ne s’agit pas d’un phénomène marginal. Les chiffres sont effrayants : plus de 370 millions de filles et de femmes dans le monde ont été victimes de viols ou d’agressions sexuelles pendant leur enfance ou leur adolescence. Une femme sur trois et un homme sur six aurait été violé·e, abusé·e, battu·e, forcé·e à l’acte sexuel au moins une fois dans sa vie. C’est titanesque, et la raison d’un décalage entre ces chiffres et la perception que nous avons de ce phénomène est le silence.

En effet, c’est un sujet tabou dont on peine à parler. À titre personnel, je peux témoigner que le simple fait d’avoir parlé des violences que j’ai subies plus jeune ont eu pour effet que des personnes se sont éloignées de la discussion (et cela encore plus dans les milieux chrétiens) jugeant trop intimes ces détails sur ma vie. À force de réactions de ce genre, j’ai fini par se taire. Préférant ne pas me confronter à la réalité, j’ai paré mon témoignage du voile de l’intimité pour ne pas y faire face, ce que je me refuse à faire aujourd’hui. Je conscientise ainsi que j’ai eu extrêmement de chance lorsque j’étais jeune d’avoir le réflexe d’aller en parler directement à mon père. Car allant souvent promener mon chien à la gare et croisant régulièrement l’homme qui m’avait agressé, nul doute que si je m’étais muré dans le silence, ce dernier aurait recommencé. Sortir du silence, c’est donc arrêter les dynamiques en œuvre et sortir d’une spirale qui semble sans issue.

Les experts

La première remarque que j’ai à faire sur le film est une prémice pour la suite : c’est la façon de présenter les intervenants du film. La personne qui a pris la parole avant la projection nous a affirmé que le film donnait la parole à DES experts. Le film donne d’abord effectivement la parole à une psychothérapeute et psychologue FSP, à qui je concède volontiers le statut d’experte. La deuxième et dernière personne prenant la parole, en dehors des femmes qui témoignent des abus et de leur restauration, est William Paul Young. Comme on nous a affirmé l’intervention de plusieurs experts et qu’en dehors de la psychothérapeute et des témoins, il n’y a que cette personne qui prenne la parole, j’en conclus donc que Young nous est présenté comme un expert.

Celui-ci est l’auteur du best-seller mondial « La cabane ». Récit qui parle explicitement de Dieu et de la restauration intérieure qu’a vécu cet homme suite au décès de sa fille de quatre ans. C’est d’ailleurs ainsi qu’il est présenté : comme l’auteur de ce best-seller, pour lequel on s’empresse de rappeler qu’il y a eu une adaptation à Hollywood. Young prend ensuite la parole non en qualité d’expert, mais de personne ayant subi elle-même des abus. C’est là que je bloque : si on nous avait présenté Young comme un témoin et non comme un expert, je n’aurais rien eu à redire. Mais, ici, on présente une personne comme expert d’un sujet, et donc on induit chez l’auditeur un biais d’autorité. « Le biais d’autorité est un phénomène psychologique par lequel les individus accordent un poids disproportionné aux opinions, suggestions, ou directives émanant de personnes perçues comme des autorités dans un domaine spécifique ou possédant une certaine stature sociale« . L’expertise que l’on colle sur cette personne est explicitement justifiée par le fait qu’elle aurait écrit un livre best-seller adapté au cinéma. Le problème ici, c’est que ce faisant, ce qui dira cette personne sera traité par l’auditeur comme une parole d’expert et ne permettra ainsi pas une saine prise de distance avec ce qu’il affirmera. S’il est crédible comme « témoin », il n’a rien à faire ici comme « expert ».

Seul Dieu peut restaurer une personne brisée par les abus ?

En plus de son témoignage personnel, Young s’avance à des affirmations dogmatiques (sur l’être et l’agir de Dieu), anthropologique en prétendant détenir des vérités bibliques sur l’être humain, et même thérapeutiques en affirmant indirectement que l’action de Dieu est la seule voie possible vers la restauration. Le problème réside donc ici dans le statut d’expert dont il a été affublé : il n’est ni théologien, ni anthropologue, ni thérapeute. Il est auteur de best-sellers, certes victime de violences sexuelles. Cela n’en fait pas un expert, mais un témoin. Jamais il ne me viendrait à l’idée d’affirmer qu’une voie est meilleure qu’une autre dans l’optique d’une restauration ou d’un rétablissement. Face à l’abus sexuel et/ou spirituel, chacun doit trouver son propre chemin de guérison. Et, si pour certains la religion est une aide, pour d’autres (pour moi comme pour de nombreux désaffiliés par exemple), elle sera une pierre d’achoppement.

Young déploie une assurance certaine quant à une anthropologie biblique très affirmée : il détiendrait des vérités sur l’être humain qu’il puise dans la Bible et dans les promesses de Dieu, qu’il affirme de manière péremptoire. Est exprimée l’idée que seul le Saint-Esprit sait qui l’on est vraiment, et donc par extension qu’il est le seul à pouvoir opérer une restauration, puisque celle-ci est le fait de retrouver qui on est. Une théologie évangélique est clairement déployée et tous les intervenants sont acquis à cette cause. D’ailleurs, la psychologue FSP qui est questionnée en tant qu’experte est clairement concernée : elle enseigne dans le cadre de la FERACPA, formation de relation d’aide chrétienne, dont la confession de foi est assez clairement d’obédience évangélique.

En un sens, c’est logique, et on ne peut pas reprocher à un film estampillé chrétien de faire intervenir des personnes chrétiennes. Néanmoins, on peut d’abord attendre d’experts qu’ils soient justement des experts, et pas juste des personnes de renom dans le milieu chrétien, parés d’une aura d’autorité en vertu de leurs succès et non de leurs compétences. Surtout, on peut attendre d’un film sur une question si sensible que les violences sexuelles, et notamment dans une perspective chrétienne, qu’il tienne compte de la dynamique d’abus spirituel qui se déploie dans sa propre perspective. Ce qui ne semble pas être le cas, puisqu’il met en œuvre des biais cognitifs basiques comme le biais d’autorité et se vautre dans un biais de confirmation total.

Le problème de la dialectique autour de Dieu

À la fin du film, les applaudissements sont nombreux et nourris. En un sens, c’est une bonne chose : la thématique des violences sexuelles est abordée dans un milieu spécialement propice à des abus d’autorités, entrainant potentiellement plus de ce genre de violences. Mettre ça sur le tapis, c’est bien, et je ne fais aucun procès d’intention à la réalisatrice, qui semble tout à fait de bonne foi (sans jeu de mot). Mais, je nuance tout de même en disant que ce film opère un biais de confirmation puissant chez les croyants présents.

La majorité des personnes dans la salle sont des chrétiens (j’y ai d’ailleurs croisé beaucoup d’anciens coreligionnaires) probablement construits par une vision de l’être humain ancrée dans une anthropologie biblique déployée en partie dans le film et convaincu de l’action primordiale de Dieu dans l’optique d’une restauration. Cette idée est d’ailleurs bien mise en avant dans le film puisque la personne abusée est représentée comme une poterie brisée que des mains réparent, exploitant ainsi l’image de Dieu le potier. (création d’Adam dans la Genèse et Romain 9.20 ss) Je me mets à la place d’un non-croyant, et de surcroit qui, comme moi, se serait relevé d’abus sexuels et spirituels, or de toute dynamique chrétienne et « divine » au sens de la personne de Dieu. La première pensée qui m’a traversé l’esprit à la fin du film fut de me dire : « cela veut-il dire que selon eux, si j’ai fait tout cela sans Dieu, je ne suis pas restauré ? » Pas restauré, car selon ce que j’ai entendu, seul Dieu me connaitrait vraiment, saurait des vérités à mon propos que je ne connais pas, seule la Bible donnerait des vérités sur moi qui sont vraies… donc je n’aurais pas pu opérer de restauration au sens de recoller les pièces de qui je suis vraiment.

Si je suivais la dialectique et l’anthropologie déployées, alors je devrais être amené à penser que je n’ai pas été restauré correctement, que le travail que j’ai fait n’est pas suffisant, puisqu’il n’a pas intégré la composante chrétienne et la personne de Dieu. C’est une hypothèse risquée, mais je suis prêt à parier que si la réalisatrice du film n’affirmerais pas une telle chose de manière péremptoire comme psychologue, en revanche la majorité des chrétiens présents dans ce genre d’évènements, même s’ils ne le disent pas, le pensent effectivement : sans Dieu, pas de restauration possible. Il me revient en tête cette phrase que l’on m’a surinée pendant des années et que j’ai du déconstruire : « sans Jésus, tu ne peux rien faire. » Avant la projection, à la question « comment retrouver l’espoir après l’abus », la réalisatrice nous dit qu’elle n’a pas la réponse à cette question, affirmant (à raison) qu’il y a une réponse pour chaque personne, et que chacun est donc unique et se restaure selon son chemin propre. Mais, pendant la suite de la soirée, tous les témoignages et jusqu’à la parole des experts incluent Dieu et la perspective chrétienne dans tout le processus, avec une opposition constante entre ce qui est sombre et ce qui est lumineux, en appelant ainsi à des notions bien ancrées (lumière du monde). Ce faisant, on occulte de fait la possibilité de se restaurer sans l’action de Dieu et hors d’une perspective chrétienne, ce qui, pour ma part, enferme le spectateur.

Je le redis : comme personne ayant été restaurée par une démarche étrangère à toute perspective chrétienne et sans avoir inclus Dieu dans mon processus, tout ce que j’entends à la fin de la soirée, c’est que ma démarche n’est donc pas complète. Comme si toutes les ressources internes que j’ai déployées n’étaient rien par rapport à un élément externe à moi. (D’ailleurs, les ressources internes et propre à la personne sont très peu mises en avant lors de la soirée.) Me mettant à la place d’une personne vulnérable, n’ayant pas opéré ce processus de restauration et plongée dans cette ambiance, avec un public acquis à cette dialectique : difficile de ne pas se sentir mal, ou de ne pas succomber au chant des sirènes si l’on ne prend pas conscience et du recul sur la dialectique déployée.

La table ronde

Après le film a eu lieu une table ronde. Le terme table ronde plonge dans la légende arthurienne où tous étaient assis autour d’une table sans qu’aucun ne préside à celle-ci : ils étaient tous égaux. C’est le principe premier d’une table ronde : un lieu où, toutes sur un pied d’égalité, les personnes peuvent exprimer chacune son point de vue. Une table ronde est un lieu de débat et de partage où peuvent s’exprimer des opinions différentes. On y expose des désaccords, on approfondit le thème, on soulève des questions laissées en suspens ou passées sous silence. Bref, je m’attendais à des discussions sur le thème des violences sexuelles et des abus, avec la possibilité à la fin de pouvoir poser des questions. J’en avais d’ailleurs préparé quelques-unes en amont.

Mais, la table ronde a donné la parole aux deux femmes qui étaient dans le film, ainsi qu’à une troisième femme et un homme qui sont venus témoigner des violences sexuelles qu’ils avaient subies. En soi, très bien. Mais, ce n’était alors pas une table ronde. Ainsi, la place à l’expression de sensibilités différentes, à des nuances, notamment dialectiques ou sur la perspective chrétienne, était impossible. Nous nous sommes donc levés avec Davide et nous sommes partis avant la fin de la soirée.

Cette soirée de projection et de témoignages autour du film Dignity a abordé une thématique essentielle, celle des violences sexuelles, et offert un espace d’écoute et de sensibilisation louable. Cependant, les limites dans le choix des intervenants, la dialectique exclusivement chrétienne et le manque de place pour des perspectives diversifiées interrogent la manière dont ce sujet si sensible est traité. Si la foi peut être une source de restauration pour certains, la réduction implicite des voies de guérison à une seule dimension spirituelle risque de créer un malaise ou un sentiment d’exclusion chez d’autres. Cela souligne l’importance de tenir compte de la pluralité des vécus et des parcours dans une approche respectueuse et inclusive de ce sujet complexe.

Le concept de Dieu

Mais, la plus grande question qui réside après cette soirée reste celle de la conception de Dieu des personnes qui ont initié le film, la soirée et des personnes présentes. Car la vraie question lorsque l’on parle de restauration en lien avec les violences sexuelles et avec l’aide de Dieu, c’est : « que faisait celui-ci, et où était-il lorsque ces violences avaient lieu ? » Car, dire que Dieu est présent (en vertu de son omniprésence) lors des abus, qu’il est tout-puissant, entièrement bon, tout en affirmant qu’il n’intervient pas, soulève une question fondamentale : quelle est la nature de cette présence ?

Je m’appuie ici sur le livre d’Hans Jonas, « Le concept de Dieu après Auschwitz ». Dans ce court récit, le philosophe, lui-même juif, pose la question de la possibilité d’un Dieu omniprésent, omnipotent, compréhensible et entièrement bon au regard de l’évènement atroce du massacre de son peuple, peuple élu de Dieu, pendant la Seconde Guerre mondiale. Celui-ci dit très justement : « [Nous sommes] en droit, pour notre part, de laisser la violence d’une expérience unique et monstrueuse intervenir dans les interrogations sur ce qu’il en est de Dieu. Et là surgit aussitôt la question : qu’est-ce que Auschwitz a donc ajouté à ce qu’on a toujours pu savoir de la terrible, de l’horrible quantité de méfaits que des humains sont capables de commettre et ont depuis toujours commis envers d’autres humains ? » Plus loin, il dira : « Quel Dieu a-t-il pu laisser faire cela ? » La seule réponse explicite à cette question que nous avons eue pendant le film est que « Dieu n’est pas un marionnettiste » qui oblige ses créatures et ses enfants de faire telle ou telle chose. Suggérant explicitement qu’il est présent lorsque les abus se produisent, mais qu’il n’agit pas pour laisser les hommes libres.

Ce questionnement est d’autant plus légitime que Dieu nous est présenté comme la solution à la restauration. Qu’il en est largement glorifié ! En effet, lui qui ne serait qu’amour pour ses enfants aurait donc laissé faire, pour ensuite s’approprier toute la gloire à travers la restauration opérée, et qui, rappelons-le, ne peut être, selon Young, opérée que par lui, puisqu’il est le seul à connaître qui l’on est vraiment au fond. Dit autrement, il laisse faire pour pouvoir ensuite opérer une restauration pour s’arroger toute la gloire. Je me permets donc ce questionnement : durant ma vie dans les milieux évangéliques, il a souvent été question d’anthropomorphiser Dieu en partant de l’amour que des parents ont pour leurs enfants et de disposition des premiers à l’endroit des seconds, pour transmettre une vision de l’amour de Dieu pour ses enfants, les êtres humains. Je vais donc me permettre d’utiliser ce procédé pour remettre en question ce concept de Dieu : quel père aimant, constatant qu’un de ses enfants pratique des violences sexuelles sur un autre, se dirait : « je n’interviens pas, je ne suis pas marionnettiste ? »

Dans son livre, Jonas nous parle de la tension entre les différents attributs de Dieu. Pour lui, Dieu ne peut pas être en même temps omniprésent, omnipotent, entièrement bon et compréhensible par l’homme au regard d’Auschwitz. Les massacres et les horreurs ont eu raison d’une certaine dissonance cognitive : le réel et la conception que l’on se fait de Dieu ne peuvent plus cohabiter. Le philosophe entreprend donc de « bricoler » une conception de Dieu qui puisse cohabiter avec le réel : il choisit d’affirmer que Dieu n’est pas omnipotent, renonçant à une conception classique. Dieu cohabitant, à ses yeux, avec un autre (l’humain) est de fait limité par l’existence de celui-ci. Il n’est donc plus omnipotent.

Je n’adhère personnellement pas à ce bricolage de Jonas, préférant l’idée que le concept de Dieu est par essence indicible et que vouloir affirmer des choses sur lui est au pire une erreur, au mieux une chose vaine. Par contre, là où Jonas a raison, c’est qu’un Dieu compréhensible, omnipotent, omniprésent et entièrement bon, n’est pour moi pas compatible avec l’idée qu’il serait présent au moment d’une horreur commise comme d’un viol, sans rien faire. Les justifications et lieux communs du type « le fait de laisser les humains libres de faire ce qu’ils veulent est bien une preuve d’amour » ou « Dieu n’est pas un marionnettiste » sont inaudibles pour moi.

Cela soulève également des questions fondamentales : pourquoi Dieu interviendrait-il dans certaines situations humaines tout en restant inactif dans d’autres ? On affirme souvent qu’il respecte le libre arbitre des humains, refusant d’agir comme un marionnettiste, tout en répondant parfois aux prières et en intervenant pour restaurer des situations dégradées, ce qui semble paradoxal. Plus : les chrétiens lui demandent d’agir dans la vie d’autres personnes. Comment peut-on avoir de telles revendications et dans le même temps affirmer qu’il laisse faire, qu’il n’est pas un marionnettiste, encore plus quand il s’agit d’horreurs comme le viol ? Une telle incohérence me paraît flagrante : soit Dieu choisit de ne jamais intervenir, soit il s’implique systématiquement. Décider d’agir ou non en fonction des circonstances reflète, à mes yeux, une dissonance profonde, voire une stratégie visant à rendre Dieu plus « attrayant » en s’arrangeant pour ne présenter que le côté positif de la chose. Comment peut-on invoquer son intervention dans certains cas en louant sa bienveillance, tout en affirmant qu’il reste passif face à des actes aussi abominables que le viol, sous prétexte de respecter la liberté humaine ?

Il me semble que la dialectique chrétienne sur Dieu, ici évangélique, touche à ses limites, et gagnerait à sortir de toutes ces dissonances d’abord. Peut-être en choisissant d’être moins affirmative sur Dieu et en acceptant qu’il est peut-être plus indicible que ce que beaucoup de croyants semblent affirmer, ce qui aurait probablement comme fruit de limiter la dynamique d’abus (surtout spirituels, mais aussi sexuels) propre aux milieux religieux. Et, par ailleurs, à entrer dans une dynamique plus intime et moins expansionniste de la foi, surtout lorsqu’elle investit des thématiques comme celle de cette soirée.

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