Je suis qui je suis

Ouverture personnelle

Je me suis longtemps reconnu dans un des profils de l’ennéagramme. Pour celles et ceux qui ne connaissent pas ce système, l’ennéagramme est une grille de lecture des types de personnalité qui distingue neuf profils fondamentaux. Chacun correspond à une manière d’être au monde, à un ensemble de traits dominants, de mécanismes de défense et de désirs profonds.

C’est un outil a été très en vogue dans certains milieux (développement personnel, accompagnement spirituel) mais aussi dans les entreprises, où il est parfois utilisé pour catégoriser les individus, optimiser les dynamiques d’équipe, rapprocher les profils “compatibles” et augmenter l’efficience du collectif. Il permettrait de mieux se connaître, de mieux fonctionner, de mieux interagir. Autrement dit, il ne s’agit pas seulement de se comprendre, mais de se calibrer.

Pendant un temps, j’y ai trouvé une forme de soulagement. Le sentiment que ce profil mettait enfin en mots quelque chose d’indicible, de flou, d’épars en moi. Il me donnait un cadre. Un langage. Une cohérence. Et j’y ai adhéré. Je m’y suis identifié. Mais plus j’avançais en psychothérapie, plus je sentais que quelque chose sonnait faux. Que ce profil n’expliquait pas tout. Qu’il avait commencé à me façonner plus qu’à me révéler. Je constatais que je réagissais parfois autrement. Que d’autres traits émergeaient selon les contextes. Que ce que j’avais pris pour mon « vrai moi » n’était peut-être qu’une construction temporaire, une manière d’être parmi d’autres.

Et surtout, je percevais que je jouais un rôle. Que je tenais une posture. Que je répondais à une image, plus qu’à un mouvement intérieur. Comme si je vivais en fonction d’un récit que j’avais intériorisé et qui finissait par m’étouffer. Ce que la psychothérapie m’a permis de comprendre, c’est que je n’avais pas besoin d’un profil pour exister. Que l’essentiel n’était pas de “mieux me connaître” selon un système extérieur, mais d’apprendre à me vivre de l’intérieur. Avec mes contradictions. Mes changements. Mes imprévus. Mes bascules.

C’est là que j’ai commencé à prendre mes distances. Non seulement avec ce profil, mais avec toutes les grilles qui prétendent dire qui nous sommes. Non pas parce qu’elles sont fausses, mais parce qu’elles nous détournent du vivant. Elles donnent un sentiment de maîtrise, au prix de la surprise. Elles rassurent, mais elles enferment. Aujourd’hui, je ne cherche plus à me situer selon un type. Je n’ai plus besoin qu’on me comprenne vite. Je préfère rester en devenir. Je préfère dire : je suis qui je suis, ici, maintenant, et peut-être autrement demain.

Les mots comme outils et comme pièges

C’est là que la question des mots a commencé à me travailler.

Parce que, finalement, un profil de personnalité, c’est quoi ? C’est un mot. Une manière de dire quelque chose de soi. Une tentative de nommer. De rendre accessible. De poser un cadre à l’intérieur duquel on pourrait enfin se comprendre, et peut-être être compris des autres. Mais, les mots, aussi utiles soient-ils, sont ambivalents. Ils peuvent ouvrir des portes. Mais ils peuvent aussi refermer des êtres. Ils peuvent éclairer une zone d’ombre. Mais aussi masquer tout ce qui ne rentre pas dans leur contour. Ils donnent forme, mais parfois, ils figent.

Longtemps, j’ai utilisé des mots pour me dire. Je me présentais comme ceci ou comme cela. Je m’identifiais à une sensibilité politique, à une culture, à un parcours, à un tempérament. J’avais besoin de ces mots pour me situer. Des qualificatifs bien précis. Pour donner un peu de cohérence à mon récit intérieur. Pour être lisible, peut-être. Et je crois que c’est humain. Nous avons tous besoin, à un moment donné, de ces appuis langagiers pour nous construire. Pour nous donner un peu de stabilité dans le chaos. Pour répondre aux questions qu’on nous pose : « Tu es plutôt quoi, toi ? »« T’es de quel bord ? »« T’es croyant ou pas ? »« Tu fais quoi dans la vie ? ». Il faut bien dire quelque chose. Se dire. Exister dans le langage.

Mais à force, j’ai vu les pièges. Le mot qu’on utilise finit parfois par nous utiliser. On commence par se dire anarchiste/libéral, chrétien/athée, introverti/extraverti, thérapeute, hypersensible, etc. Et un jour, sans s’en apercevoir, on agit comme quelqu’un qui correspond à ce mot. On s’ajuste à l’image. On se coule dans la forme. On perd la respiration intérieure. Et puis il y a l’autre écueil : ce ne sont plus seulement nos mots, ce sont ceux que les autres retiennent. Et ils s’en servent, souvent sans malveillance, pour nous ranger. Nous cadrer. Nous comprendre vite. On devient “la personne qui est comme ça”. “L’ami qui pense comme ci.” “Le collègue qui fonctionne comme ça.” Et alors que ces mots avaient servi à ouvrir une relation, ils deviennent des clôtures qui enferment.

C’est là, je crois, qu’il faut apprendre à habiter un rapport plus souple, plus lucide aux mots. Les mots peuvent être des outils de lien. Mais ils ne doivent pas devenir des murs d’identité. Ils peuvent permettre à l’autre de nous approcher, de s’orienter. Mais ils ne doivent jamais remplacer la relation elle-même. Je peux dire : je me sens proche de telle sensibilité politique. Ou de telle approche philosophique. Je peux dire : j’ai tel parcours, tel engagement, tel tempérament. Je peux tout autant me définir proche de tel ou tel penseur. Mais ces mots ne disent pas tout. Et surtout, ils ne disent pas ce qui change. Ce qui échappe. Ce qui vibre.

C’est pourquoi aujourd’hui, je préfère employer les mots comme des passerelles, pas comme des définitions. Je les utilise pour me dire, mais je refuse qu’ils me réduisent. Je les tends comme des cordes vers l’autre, mais je garde le droit d’en changer, d’en lâcher, d’en inventer.

Une scène qui m’a marqué

C’est à ce moment-là que j’ai compris que la manière dont je voulais me dire devait aussi transformer ma manière d’écouter les autres. Car si je refuse d’être enfermé dans des cases, je ne peux plus non plus accueillir l’autre à travers des grilles préconstruites. Je dois apprendre à le rencontrer dans l’ouvert, dans l’imprévisible, dans le non-savoir. Ce n’est pas facile. Ça déstabilise. Et je l’ai expérimenté très concrètement, un jour, lors d’une présentation.

Je devais me présenter en quelques phrases. Dire qui j’étais. Ce que je faisais. Ce qui m’animait. J’ai senti venir en moi le réflexe habituel : donner une description claire, structurée, énumérer des mots-clés, cocher les bonnes cases, comme on remplit un profil en ligne. Mais ce jour-là, je ne l’ai pas fait. Je pris mon clavier et j’ai simplement écrit ceci :

Qui suis-je ? À cette question, je réponds généralement que je suis qui je suis, et qui je serai. Les expériences du passé et certains penseurs m’ont poussé à me tourner vers moi. Plus qu’une réponse énigmatique et mystérieuse, c’est une réelle affirmation de l’être dont l’accueil a été relativement long. C’est une invitation à l’échange et au partage. Plus simplement et pour mieux me situer, je suis Jérôme. Une personne qui aime les cultures alternatives locales, les jeux de société, les jeux de rôle et la brocante. Je lis passablement de romans de science-fiction et de mangas…[…] Au plaisir de rencontrer chacun.

Ma tentative de décloisonnement n’a pas été reçue. Ce fut un flop. Comme si j’avais oublié de faire mes devoirs. Comme si j’étais en train de saboter les règles implicites du jeu social. Les échanges se sont figés. Les réponses étaient polies, souriantes, mais perdues. Je sentais qu’on ne savait pas quoi faire de ma présentation. Il manquait quelque chose. Un mot. Un titre. Une case. Peut-être même un jargon propre au groupe que je n’avais pas. J’ai trouvé ça profondément révélateur. J’avais simplement proposé une posture de relation, et ça avait provoqué de la confusion. Parce que ce n’était pas ce qu’on attendait. On voulait pouvoir me situer. Me caser. Me ranger. Savoir à qui on avait affaire. Et moi, j’avais offert du vide. Ou plutôt : de l’espace.

Je ne leur avais pas donné un rôle à me coller. Je leur avais proposé une rencontre vivante, sans mode d’emploi. Et ça, je crois, c’est devenu presque étranger à nos habitudes relationnelles.

On ne sait plus très bien quoi faire d’une personne qui ne se définit pas. On ne sait plus rencontrer quelqu’un sans le cerner, sans le réduire à quelques mots rassurants. Et ça m’a rendu triste. Pas en colère, pas amer. Juste triste. Triste de constater que le lien est devenu second par rapport à l’image. Qu’avant même de rencontrer, on cherche à classer et à étiqueter. Et que parfois, on préfère une caricature rassurante à une présence vivante. Ce jour-là, j’ai compris à quel point il fallait du courage, aujourd’hui, pour ne pas se dire tout de suite. Pour se laisser découvrir, non par l’étiquette, mais par le lien, l’échange, la durée.
Et j’ai compris à quel point cela allait à contre-courant.

La parole biblique qui résiste à l’enfermement

Cette expérience m’a aussi fait relire autrement certains textes bibliques que je connaissais pourtant bien. Des textes qu’on cite souvent, mais qu’on ne goûte pas toujours dans leur radicalité. Je pense en particulier à cette scène étrange, au buisson ardent, quand Moïse demande à Dieu son nom, que je reprends dans ma description. Il ne demande pas grand-chose, au fond. Juste un mot. Une étiquette. Quelque chose à dire aux autres pour qu’ils comprennent. Pour qu’ils sachent. Pour qu’ils puissent s’y accrocher.

Et la réponse est déroutante :

“Je suis qui je suis.” (Exode 3,14)

Ou peut-être : “Je serai qui je serai.” C’est une réponse qui n’en est pas une. Un refus poli d’entrer dans le jeu des définitions. Dieu ne donne pas de nom. Il échappe au langage, il déborde le cadre, il refuse la case. Il ne se laisse pas saisir. Il ne devient pas un objet de discours. Et dans cette parole, il y a déjà un appel : ne me fige pas. Ne me réduis pas à un concept. Ne parle pas à ma place. C’est une parole de feu. Une parole qui brûle les étiquettes.

Jésus, dans les évangiles, se tient dans ce même refus. On essaie de le nommer, de le figer, de le capturer dans un rôle, dans une fonction : Messie, Prophète, Fils, Roi… Mais il se dérobe. « C’est toi qui le dis ». Il répond par une question, une histoire, un geste. Il laisse derrière lui des traces, mais pas de statues. Des signes, mais pas d’identité figée.

Même après sa mort, le mouvement se poursuit. Lorsque les femmes arrivent au tombeau, le lieu est vide. Le mot grec utilisé pour désigner ce tombeau est mnemeion, ce qui signifie aussi : lieu de mémoire. Mais le mnemeion est ouvert. Il est déjà dépassé. Il ne contient rien. Il ne retient personne. Comme si la mémoire de Jésus ne pouvait pas être conservée sous forme de monument. Comme si sa trace, son sens, sa présence, ne pouvaient être saisis que dans le lien vivant, dans le souffle, dans l’absence même.

Ce que ce texte biblique nous dit, en filigrane, c’est qu’il n’y a pas de lieu stable pour saisir le divin. Pas de définition sûre. Pas de statut définitif. La foi n’est pas affaire d’adhésion à des concepts, mais d’ouverture à une présence qui se laisse entrevoir mais jamais posséder. Et toute tentative de fixer, de figer, d’assigner, trahit ce souffle. Elle le remplace par une image morte. Une idole.

Accueillir l’autre comme un mystère

Ce que je refuse pour moi (d’être figé, enfermé, réduit à une image), je ne peux que le refuser aussi pour l’autre. Ce serait une incohérence, voire une trahison intérieure, que de chercher à préserver ma propre fluidité tout en figeant les autres à travers mes projections, mes attentes, mes cadres. Accueillir l’autre, c’est lui laisser le droit de se dire comme il le souhaite. Ou même de ne pas se dire du tout. C’est ne pas forcer l’identité. Ne pas presser les confidences. Ne pas chercher à “comprendre” trop vite, c’est-à-dire à faire entrer dans ce que je suis capable de saisir.

Car souvent, quand on dit “je veux comprendre l’autre”, on veut surtout le ramener à soi. L’interpréter à travers ses propres filtres. Le mettre au clair. Mais l’autre n’est pas un problème à résoudre. Il est un mystère à accueillir. Et le mystère n’est pas ce qu’on n’a pas encore compris, c’est ce qu’on ne pourra jamais réduire à une compréhension. Si nous sommes à l’image de Dieu, alors ne sommes-nous pas d’une certaine manière indicible, au moins en partie ?

Je ne peux pas prétendre aimer quelqu’un tout en lui collant une étiquette, même subtile. Aimer, c’est accepter que l’autre me dépasse. Qu’il ne soit jamais tout à fait là où je crois qu’il est. C’est renoncer à avoir le dernier mot sur ce qu’il est. C’est lui laisser l’espace de se transformer. C’est aussi accepter d’être dérouté, bousculé, déplacé par lui. Parce que l’autre n’est pas fait pour combler mes attentes.

Et là encore, il y a une dynamique profondément biblique : dans toute la tradition des prophètes, de la sagesse, de l’Évangile, l’altérité n’est jamais un objet à maîtriser. C’est le lieu même de la rencontre du divin. Pas dans l’adhésion à une idée commune, mais dans le visage nu, fragile, imprévisible, d’un autre que moi. Et c’est peut-être cela, le fond de l’éthique : refuser de réduire quelqu’un à ce que je crois avoir compris de lui. Le laisser libre de changer, de se redéfinir, de se taire, de se tromper, de se dire autrement. Le rencontrer sans mode d’emploi. Honorer ce surgissement toujours inachevé qu’on appelle une vie humaine.

Pour synthétiser : le souffle plutôt que la statue

Nous passons beaucoup de temps à chercher des mots pour dire qui nous sommes. Pour nous présenter, nous situer, nous expliquer. Et c’est normal. Les mots nous aident à nous rendre accessibles, à créer du lien. Mais ils ne doivent pas devenir des cages. Ils ne disent jamais tout. Et parfois, ils trahissent plus qu’ils ne révèlent. J’en arrive aujourd’hui à croire que ce qu’il y a de plus vrai en moi ne se laisse pas dire. Ce n’est pas un concept, un profil, une fonction. C’est un mouvement. Une relation. Une présence en devenir. Et peut-être que ce que nous appelons foi, spiritualité, vie intérieure… n’est rien d’autre que cela : apprendre à vivre sans se figer. Apprendre à aimer sans réduire. Apprendre à dire sans enfermer.

Dans les Écritures, Dieu refuse de se nommer. Jésus refuse de se laisser enfermer. Et le tombeau est vide. Tout résiste au figement et à l’attachement. Tout appelle à la relation vivante, au lien mouvant, à la liberté. Alors moi aussi, je veux essayer de vivre ainsi. Ne pas figer. Ni moi. Ni l’autre. Ni le divin. Je veux parler. Mais à voix basse. Dire des mots. Mais toujours provisoires. Ouvrir des liens. Et ne jamais croire que j’ai fait le tour de quelqu’un.

Je suis qui je suis. Tu es qui tu es. Et c’est peut-être là, dans cet espace ouvert entre nos deux devenirs, que passe le souffle.

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