Croire en un Dieu qui n’existe pas

C’est un livre auquel je reviens souvent. J’y ai fait allusion dans plusieurs billets. C’est une des pièces maîtresses de ma bibliothèque. Pas parce que tout y est juste et vrai. D’abord, parce que sa première lecture fut une libération pour moi à une époque où j’étais dans une impasse : les textes bibliques renfermaient une richesse certaine, mais à laquelle je ne pouvais plus avoir accès puisque j’avais rejeté la foi évangélique telle qu’on me l’avait transmise ainsi que plus généralement l’idée de tout dogme : je ne pouvais plus lire la Bible de manière littérale. Tout dans cette posture me semblait être aberrant. Ensuite parce que chaque relecture m’ouvre de nouvelles portes de réflexions. Malheureusement, lorsque je parle de cet ouvrage, la plupart des personnes ne comprennent pas. Je les comprends. Pas évident de se dire qu’un homme arrive à concilier le fait qu’il soit croyant, chrétien et athée simultanément. Pas évident de saisir la portée de la parole d’une personne qui se dit croire en un Dieu qui n’existe pas. Qui prétend croire en Dieu, sans croire en son existence.

Dans ce retour de lecture, je ne m’attarderai pas trop sur le parcours ayant amené l’auteur là où il en est, ni sur la manière dont il arrive à concilier sa foi particulière avec une fonction ecclésiale dans une institution qui professe l’existence de Dieu. Pour cela, je vous renvoie à l’ouvrage, toujours disponible chez l’éditeur. Je ne m’attarderai pas non plus sur les réserves que j’ai vis-à-vis de l’auteur, car elles ne concernent pas son propos sur la foi, mais sa critique de l’athéisme militant et sa vision de l’agnosticisme, que je ne partage absolument pas. Or ce qui m’intéresse ici, ce sont les idées pour lesquelles je reviens fréquemment à ce livre. Ce n’est donc pas un retour exhaustif, mais plutôt le partage de fulgurances que je trouve fertiles.

L’existence et la croyance

Je ne crois pas en l’existence de Dieu. En revanche, je crois en Dieu. (p.29)

Pas besoin de croire que Dieu existe pour croire en Dieu. Voilà la base à saisir pour aller plus loin dans la pensée de Klaas Hendrikse. En effet, ce pasteur se présente comme athée. Il l’affirme d’un bout à l’autre du livre : pour lui, Dieu n’existe pas. Le Dieu unique auquel les chrétiens croient est un dévoiement de la portée symbolique des textes. Pour autant, si Dieu n’existe pas, il assure croire en Dieu. Non pas dans le Dieu dont les institutions religieuses professent l’existence, mais dans ce que la Bible appelle Dieu. Qui, selon lui, n’est pas une personne, mais une expérience. Il se réfère donc directement au texte, et évacue la tradition ecclésiale de son discours sur Dieu : « J’accorde davantage de valeur à la tradition biblique qu’à celle de l’Église (p. 28) » et « un athée ne croit pas en ce que l’Église a fait de Dieu » (p. 47).

Son postulat : le Dieu que l’église propose est donc une création de toutes pièces faite par les clercs et les théologiens. « Lorsque l’Église se constitua, le Dieu de la Bible était plus ou moins devenu un concept philosophique. Certains mots des récits bibliques avaient été extraits de leur contexte et s’étaient transmués en attributs spécifiques qui allaient vivre leur propre vie. Des termes tels qu' »immuable » et « infini » ne figurent pas dans la Bible, on n’y parle pas d’un être et encore moins d’une essence « seule et simple ». Dieu est devenu de plus en plus abstrait et de moins en moins biblique. Les auteurs de la Bible, justement, ne se servaient pas d’abstractions, mais d’images renvoyant à l’homme : Dieu est comme un père, comme un berger, comme un roi. L’avènement de la théologie a fait disparaître ce « comme ». Les images sont devenues vérités, ce qui avait été langage mythologique a été proclamé réalité de fait. Le mot « Dieu » qui, à l’origine, renvoyait à une expérience, est devenu un joujou pour théologiens. Sentiments et sensations liés jadis à cette expérience en ont été détachés. Les croyants n’ont plus eu dès lors qu’à s’accommoder d’un Dieu inintelligible, immuable, marmoréen. » (p.72)

Cette posture me rejoint. J’ai coutume de dire que les études de théologie m’ont délivré de la théologie. En effet, plus j’étudiais (ou lisais dans le cadre privé) et plus j’avais le sentiment que nombre de passages et d’occurrences étaient traduits et interprétés par le prisme de la tradition ecclésiale et non en fonction du texte lui-même, induisant ainsi un grand nombre de traductions conjecturales. J’évoluais dans un milieu ou la lecture critique n’étais pas promue, voire honnie. De plus, j’ai toujours été dérangé par l’idée de croire en un Dieu indicible, que l’on qualifierait malgré tout par une quantité astronomique d’attributs et de noms abjectement compliqués : si Dieu existe, alors il devrait être accessible à tous, et par extension hors du champs lexical théologique, apanage des spécialistes. En somme, plus j’étudiais et plus je me disais en moi-même à l’endroit de camarades : « Croient-ils vraiment à ce qu’ils disent ? » Pour cette raison, la théologie doit être populaire et incarnée : l’expérience de Dieu décrite par Hendrikse (et à laquelle j’adhère) ne se fait pas au travers d’un vocabulaire théologique spécifique, mais dans l’intimité de l’être et indépendamment de tout attribut que l’on pourrait lui accoler. Dieu ne s’apprend pas, il s’expérimente. Et, il ne s’expérimente jamais seul selon Hendrikse : « C’est pourquoi je dis que Dieu n’existe pas, mais qu’il se produit, ou peut se produire. Pour cela, les hommes sont indispensables. Sans les hommes, Dieu n’est nulle part. » (p.30)

Le mythe et le symbole

« [Le] récit demande à être lu à la façon d’un mythe : non comme une relation de ce qui se serait produit, jadis, quelque part, mais comme narration de ce qui arrive, maintenant et toujours, aux hommes. » (p.63)

Voilà qui à certains égards n’est pas sans me rappeler Rudolf Bultmann. Bien que les deux hommes ne puissent pas être comparés, cela n’est pas sans me rappeler la démythologisation de Bultmann. Cette idée était sa méthode pour interpréter les textes bibliques. Il soutenait que les éléments mythiques et surnaturels présents dans la Bible devaient être dépouillés de leur sens littéral et compris dans un sens existentiel et symbolique. Selon lui, les récits bibliques, tels que les miracles, les événements surnaturels et les personnages divins, étaient des expressions mythiques de l’expérience humaine et devaient être interprétés comme des symboles et des vérités spirituelles plutôt que comme des événements historiques réels.

L’impact de la démythologisation de Bultmann sur l’herméneutique a été double. D’abord, il a encouragé les théologiens à beaucoup plus tenir compte du contexte historique, culturel et littéraire des textes bibliques lors de leur interprétation. La démythologisation a incité une approche critique de la Bible, cherchant à comprendre les intentions originales des auteurs bibliques et à discerner les influences culturelles qui ont façonné les récits bibliques. Cela a conduit à une interprétation plus contextualisée et historiquement informée. Mais, la démythologisation a également suscité des débats et des critiques au sein de la théologie chrétienne. Certains théologiens ont reproché à Bultmann de vider la Bible de sa substance en rejetant les éléments surnaturels et en réduisant les récits bibliques à de simples symboles. Ils ont soutenu que cela affaiblissait la dimension de la foi chrétienne établie sur des événements historiques réels, tels que la résurrection de Jésus par exemple. Notons, pour ses détracteurs, que Bultmann ne cherchait pas à nier la valeur spirituelle ou religieuse des textes bibliques. Au contraire, il soutenait que les récits bibliques étaient des expressions symboliques de vérités existentielles. La signification profonde des textes réside dans leur capacité à communiquer des vérités universelles et à susciter une réflexion sur l’existence humaine. Ainsi, il n’est pas question de détruire le mythe, mais plutôt de l’interpréter.

Christophe Chalamet écrit sur Bultmann : Bultmann affirme […] à la suite de Wilhelm Herrmann, que « de Dieu » nous ne pouvons dire que ce que Dieu fait envers nous ». Parler « au sujet de Dieu », en « Objectivant » Dieu, revient à réifier Dieu et à vouloir maîtriser celui qui, écrit Bultmann, est le « tout-puissant » qui « détermine la réalité tout entière ». La visée, en théologie, doit être de parler « à partir de Dieu » (aus Gott), non pas « de Dieu » (von Gott) et encore moins « sur Dieu » (über Gott) ».
Bien que pour Bultmann Dieu existe en tant qu’être, sa posture entre en résonance avec celle de Hendrikse.

Revenons donc à lui : comme athée, Hendrikse a une lecture symbolique des textes. Croyant que Dieu n’existe pas, il se tourne donc vers une interprétation qui va dans le sens de Bultmann : sortir d’une lecture littérale pour entrer dans une lecture symbolique et existentielle, ouvrant ainsi le champ de l’interprétation. Dans une interview, il exprime l’idée que les personnages qu’il côtoie dans les textes bibliques sont ses amis dans le sens où il peut s’identifier à eux : ce qu’ils ont vécu, symboliquement, il le vit aussi. Dans cette optique, croire qu’ils ont existé ou non est caduque : c’est se battre sur un élément non primordial, et qui ne concerne pas la vérité spirituelle portée par le texte. C’est ce qui me conduit à affirmer ceci : que ce qui est écrit dans la Bible se soit produit historiquement ou non m’importe peu. Ce qui m’importe, c’est la réalité intérieure à laquelle le texte me ramène.

L’expérience

Si la Bible ne relate pas des faits historiques, et si Dieu n’existe pas en tant qu’être, Hendrikse croit pourtant en quelque chose que la Bible appelle Dieu : c’est ici que les personnes peinent en général à entrer dans sa pensée. Ce quelque chose, c’est l’expérience que l’on vit dans la rencontre avec l’autre. Une expérience indicible : « je ne crois que ce que ma raison ne dément pas. Ce qui ne signifie pas que je ne crois rien de ce qui dépasse ma raison » (p.86). Dieu n’est pas une personne, mais une expérience qui a lieu dans le lien avec un autre, un semblable en humanité. En fait, Hendrikse parle d’altérité.

Dans une interview, il dit ceci : « Un ami me dit « je ne te laisserai pas tomber » dans une période de ma vie ou je trouvais difficile de ne pas abandonner. Quelqu’un dit ces mots et les accomplit. Ce n’est pas rien, c’est même beaucoup. C’est tellement que j’appelle cela « Dieu ». Quelqu’un d’autre pourrait utiliser un autre mot. Si en tant que pasteur je dois parler à des gens qui sont près de la mort, je rentre dans une chambre sans savoir ce qui va se passer. Je n’ai rien avec moi, il n’y a que Klaas. Rien d’autre. Je ne peux rien faire à part avoir confiance que quelque chose va arriver, va advenir dans ce moment-là. Cela n’arrive pas toujours bien évidemment. Et, je ne peux pas dire « voilà Dieu », mais seulement après relecture dire que Dieu était advenu« .

Voilà qui me rejoint en tant qu’accompagnant : ce n’est pas dans un Dieu extérieur à moi et qui m’accompagnerait dans la chambre d’un patient que je place ma foi, mais bien plutôt dans le fait que dans la rencontre avec la personne que je visite se produise quelque chose. Ce que Klaas Hendrikse nomme Dieu, je l’appelle l’altérité. Ma foi (=confiance), je la place non dans une personne qui s’appellerait Dieu, mais dans une expérience qui adviendrait dans la rencontre à l’autre. C’est pour cela que j’ai aussi coutume de dire que si Dieu s’est symboliquement fait humain en Jésus, c’est bien pour montrer que le salut est dans l’humain : c’est dans la rencontre authentique et le lien avec l’autre que l’expérience se produit. Cela m’évoque une citation dont j’ai oublié l’auteur, mais que j’attribuerais à Maurice Belet qui dit qu’à la rencontre, Dieu ne s’ajoute pas, mais qu’il se manifeste. On touche ici à ce qui m’a profondément touché dans ce livre, et qui a orienté la manière que j’ai d’accompagner les personnes dans mon travail.

Voilà pourquoi il vaudrait bien mieux dire que Dieu se produit plutôt que d’affirmer qu’il existe (p. 143). C’est dans cette optique que l’auteur traduit la locution « Ehyeh asher ehyeh » (traditionnellement rendue par « je suis celui qui suis ») par « allez, et j’irai avec vous ». Cette citation se trouve être la promesse reçue par Moïse en Exode 3, 13-14 à la question posée par ce dernier : si l’on me demande qui m’envoie, que devrais-je répondre ? L’auteur de commenter : « la délivrance est affaire d’êtres humains. Ce qu’à l’origine on entend par « Dieu » se rapporte à ce qui survient dans la vie des hommes […] « Allez, et j’irai avec vous ». Par là, j’entends affirmer explicitement que Dieu ne peut être que là où il y a des êtres humains qui se mettent en mouvement. » (p. 58 et 59)

Dieu n’existe donc pas chez Hendrikse. Pour lui, tout est affaire d' »êtres humains divinisés » dans l’expérience. Non pas de divinisation au sens de glorification personnelle. Mais, de divinisation au sens de l’avènement dans la rencontre. Ne comprenez pas l’idée de Dieu comme toute puissance, omnipotence, omniscience, ou tout autre attribut grandiose, mais plutôt comme ouverture fragile à ce qui advient, comme vulnérabilité et comme limites. Aussi comme gloire dans l’indicible rencontre à l’autre.

Dieu est une question

Marc-Alain Ouaknin, qui se définit lui-même comme un « rabbin athée, Dieu merci », exprime l’idée que Dieu n’est pas une réponse, mais est une question : Dieu est un « quoi ? », dit-il. Dans la mystique juive, les lettres ont des valeurs numériques. La valeur numérique du mot hébreu pour « humain » est la même que celle du nom de Dieu. Lorsque l’on prend cette valeur numérique pour la retranscrire en mot, on obtient le mot « quoi ? ». Ce qui implique que Dieu, comme l’humain, est une question. Dans cette idée, la rencontre entre deux personnes, c’est la rencontre d’un « quoi ? » vers un autre « quoi ? ». C’est l’approfondissement de la question, voire la naissance de nouvelles interrogations, et non la recherche d’une réponse. Dans le même ordre d’idée, la racine hébraïque « El » traduite par Dieu, provient du mot « Oulaï » qui veut dire peut-être. Cela nous conduit dans l’idée que Dieu existe peut-être, mais peut-être pas. Que finalement ce n’est pas la croyance qui est centrale, mais la question.

Klaas Hendrikse va dans ce sens : Dieu n’est donc en rien une réponse. « Pourquoi, mon Dieu, pourquoi ? » C’est la dernière question que pose Jésus. Mais aucune réponse ne vient. Jésus meurt une question aux lèvres. « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Dieu ne donne pas de réponse. Eh non ! Le Dieu qui pourrait répondre n’existe pas. Et le Dieu en lequel nous aimerions peut-être croire n’a rien à dire ici. Dieu est devenu lui-même question. Il n’est pas la réponse à nos questions, mais la question qui appelle de notre part une réponse. Sommes-nous capables de tirer notre espoir et notre confiance des expériences de notre vie, et de ce dont nous l’avons remplie ? Tout dépend, en fin de compte, de notre réponse à cette question. […] Croire, c’est être convaincu que la vie exige quelque chose de nous, et que si une réponse est possible, nous sommes nous-mêmes cette réponse. Autrement dit : il n’y a jamais un point derrière Dieu, mais une virgule. Et derrière cette virgule, il y a vous. Il y a nous. » (p.156)

Sources et pour aller plus loin

Klaas Hendrikse – Croire en un Dieu qui n’existe pas, Labor et Fides, 2011.

Rencontre avec Klaas Hendrikse, part.1 : https://www.youtube.com/watch?v=FwF7uI09JJQ&t=177s
Rencontre avec Klaas Hendrikse, part.2 : https://www.youtube.com/watch?v=g9hPH5K7pkY&t=478s

Dieu est une hypothèse, Marc-Alain Ouaknin : https://www.youtube.com/watch?v=xsO1tQUXBcs

Pierre-Olivier Léchot (dir.) – Introduction à l’histoire de la théologie, Labor et Fides, 2018.

Rudolf Bultmann – Jésus, mythologie et démythologisation, Seuil, 1968.
Rudolf Bultmann – Foi et compréhension (2 volumes), Seuil, 1969.
Rudolf Bultmann – Nouveau Testament en mythologie, Labor et Fides, 2013.

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